Magazine

Tous les articles
Tribune

La patrie du cœur

Enseignant, Salim Hammad vit en Cisjordanie occupée. Son père Sharif montre de légers signes de démence, mais il est encore très conscient de l’histoire de la Palestine. Hanan, son épouse, s’occupe des enfants, dont leur aîné Noor. Lui, il préfère écouter son grand-père plutôt que son père... Réalisée par la cinéaste Cherien Dabis, cette histoire de famille profondément émouvante n’a rien à voir avec les récentes atrocités commises au Proche-Orient. Elle permet toutefois de mieux appréhender les gros titres d’aujourd’hui, de comprendre leurs racines profondes et de saisir pourquoi les solutions demandent de la bonne volonté.

Je suis la mer. Dans mes profondeurs dorment tous les trésors. A-t-on demandé mes perles aux plongeurs?

Poème du film

Image du film «All That's Left of You»

Quel que soit notre âge, les nouvelles effrayantes en provenance du Proche-Orient accompagnent le fil de nos existences. Actuellement, elles se font une fois encore de plus en plus urgentes. Écrit et développé bien avant les derniers événements si tragiques, All That’s Left of You arrive à point nommé, tant il nous permet de prendre du recul, de nous placer en dehors du temps et des drames qui se succèdent, mais tombent trop vite dans l’oubli. Au fond, semble nous dire la cinéaste d’origine jordano-palestinienne Cherien Dabis, tout serait si simple sans les politiques. Née dans la diaspora nord-américaine, la réalisatrice de Amreeka ne sait que trop bien leur volonté de pouvoir au mépris de la cohabitation pacifique. La petite histoire qu’elle nous raconte touche donc au cœur de la grande Histoire. Et comme pour souligner l’importance qu’elle accorde à la première, elle a choisi de la considérer de l’intérieur, en ne se contentant pas de la mettre en scène: elle incarne aussi le rôle principal féminin du film.

Regard-caméra

Après la séquence d’ouverture mise en scène avec rythme et se terminant par un coup de feu, voici Cherien Dabis dans le rôle d’une femme âgée aux cheveux grisonnants. Elle regarde directement la caméra en gros plan. Elle nous regarde. Plus tard, nous pourrons situer plus précisément le contexte de cette interpellation. Mais d’emblée, ses yeux nous captivent. Son regard en quête de confiance nous absorbe. Il est souligné par les quelques pauses pensives qu’elle marque entre ses mots. À nous qui avons choisi de regarder un film sur la Palestine, cette femme nous regarde et déclare: «Je sais que vous vous demandez pourquoi nous sommes ici. Vous ne savez pas grand-chose de nous. Ce n’est pas grave, je ne suis pas là pour vous faire des reproches. Je suis ici pour vous dire qui est mon fils.» Pour que nous puissions le comprendre, elle doit d’abord raconter l’histoire du grand-père.

La caméra glisse alors sur la surface de la mer, avant de s’élever pour dévoiler le décor pittoresque d’une vieille ville au bord de la mer: nous sommes en 1948 à Jaffa, en Palestine. La chronique familiale qui commence ici va s’étendre sur 75 ans. Elle gravite autour de Sharif Hammad qui, à Jaffa, cultive la plantation d’orangers de son père. Il est fier que ses fruits soient si convoités dans le monde entier. Des années plus tard, il racontera à son petit-fils que même la reine d’Angleterre aimait ses oranges. La Grande-Bretagne était présente dans la région jusqu’en 1947, car en 1922, après la chute de l’Empire ottoman, la Palestine créée par la Société des Nations avait été attribuée aux Britanniques. C’est en vue du retrait de ces derniers qu’a commencé ce qui allait entrer dans l’Histoire sous le terme «Nakba» («catastrophe» ou «désastre»): l’expulsion et la fuite de la population arabe. Sharif fut arrêté, la maison familiale expropriée. Son fils Salim a donc grandi dans un camp avec ses frères et sœurs. Des années plus tard, il travaillera comme enseignant en Cisjordanie occupée.

Image du film «All That's Left of You»

Récit humain

Si All That’s Left of You se penche sur les 75 dernières années, il n’agit pas pour autant d’un film historique, mais d’un récit humain. L’intrigue principale, qui regarde à la fois en arrière et en avant dans le temps, tourne autour de Salim, Hanan et de leurs enfants, dont l’aîné, Noor, va bientôt déterminer le cours des événements. Il y a dans ce film plusieurs moments d’une intensité inouïe qui restent gravés dans les mémoires. Le premier est l’adresse directe du personnage principal féminin, qui nous implique dans l’action en tant que spectateur·trice. Le deuxième se déroule en 1978. En raison d’un couvre-feu, Salim et son fils doivent se hâter de rentrer d’une pharmacie. Peu avant leur arrivée à destination, le père est arrêté par une patrouille militaire et humilié sous les yeux du garçon. Dix ans plus tard, un troisième moment crucial: Noor est touché par une balle lors d’une manifestation et si gravement blessé qu’il devrait être transporté à Haïfa pour des soins médicaux, c’est-à-dire de la Cisjordanie vers Israël. Mais les obstacles sont nombreux pour lui, Palestinien, même dans le coma. Jusqu’à ce que le transport médical puisse avoir lieu, les jours s’égrènent, de même que les chances de Noor d’avoir la vie sauve.

Cherien Dabis nous raconte tout cela au fil des ans avec une retenue qui dégage une agréable impression de détachement. Elle laisse le film se reposer même dans les moments dramatiques, en mettant l’accent sur l’expérience intime. Elle y parvient grâce à des angles de vue et des tempos choisis avec précision, qui ont la capacité de suspendre le temps et d’offrir une forme d’apaisement. Utilisée avec parcimonie, la musique du compositeur Amine Bouhafa, faite principalement de violons, violoncelles et contrebasses, donne encore de la profondeur. Grâce à ces suspensions, la cinéaste élève l’action au-dessus des événements, atteignant ainsi une dimension intemporelle. Qui sait? Peut-être est-ce notamment lié à une expérience que la réalisatrice a éprouvé à l’âge de huit ans: lorsqu’elle a visité la Palestine pour la première fois avec sa famille, elle a été retenue pendant 12 heures à la frontière. Cela lui aura sans doute fait comprendre un peu ce que cela signifie d’être Palestinienne: sans patience, pas de vie.

Pères et fils

Le casting du film est aussi fascinant: les trois personnages masculins sont interprétés par deux générations d’une même et vraie famille. Le célèbre Saleh Bakri joue ici le rôle de Salim. Son père Mohammad incarne le grand-père. Tous deux ont déjà existé ensemble en jouant un père et son fils au cinéma, dans Wajib (également disponible chez trigon-film). Dans ce film de la réalisatrice palestinienne Annemarie Jacir, ils sillonnent ensemble la ville de Nazareth à l’approche de Noël pour distribuer des invitations de mariage. Dans All That’s Left of You, ils sont cette fois rejoints par Adam Bakri, le frère de Saleh, qui interprète le jeune Sharif. Le choix de confier ces rôles fictifs à de véritables membres d’une même famille confère au film une couche supplémentaire d’authenticité et de résonance. Si le film a été tourné en Jordanie et dans la partie grecque de Chypre, compte tenu de la situation actuelle, il n’en reste pas moins profondément enraciné en Palestine et, en tant que personnage principal féminin, la réalisatrice Cherien Dabis le marque de son empreinte, y compris face caméra. En tant qu’actrice et réalisatrice, elle crée une immédiateté silencieuse captivante et fait de All That’s Left of You une expérience cinématographique inoubliable qui nous colle à la peau. Avec son calme au milieu de la tempête.

Image du film «All That's Left of You»

Bon cœur

D’une façon analogue, la mer joue elle aussi son rôle. Si, dans un premier temps, elle n’est plus, pour la population palestinienne, qu’une comme image de fond dans un décor, la Cisjordanie en étant coupée, on la retrouve dans des vers poétiques, comme celui cité ci-dessus, qui se transmettent de génération en génération. Et l’histoire se joue aussi sur la rive, telle cette scène où Salim et Hanan s’embrassent, comme dans un rêve: «As-tu trouvé les réponses que tu cherchais?» lui demande-t-il. Elle lui renvoie la question: veut-il savoir quelque chose, lui? Il acquiesce: «Avons-nous fait une erreur?» Elle secoue la tête pour dire non. Hanan a dû trouver seule ces réponses. Salim n’en avait pas la force. À cet instant, nous en savons plus que lui, et plus qu’il ne convient d’en dévoiler ici, car c’est seule que Hanan a dû entreprendre cette quête: Salim n’en avait pas la force. Dans le café d’une librairie d’aujourd’hui, nous avons partagé avec elle ce moment si intense, celui où il est question du cœur de son fils, et de cette interrogation bouleversante: un cœur peut-il avoir une nationalité? Assise face à un Israélien d’âge mûr, elle lui dit: «Mon fils a un bon cœur. Ne l’oubliez jamais.»

Bande-annonce
portrait Cherien Dabis

Cherien Dabis:

Née en 1976 dans le Nebraska, Cherien Dabis est une réalisatrice, scénariste, productrice et actrice américaine d’origine jordano-palestinienne. Elle a grandi dans la campagne de l’Ohio et a souvent passé ses étés en Jordanie, le pays d’où vient sa mère. L’expérience de l’exclusion et du racisme pe…

Plus d'articles

Image de film Mami Wata
Tribune

Le film nigérian qui envoûte

Alors que l’harmonie d’un village isolé d’Afrique de l’Ouest est menacée, Zinwe et Prisca, filles d’une prêtresse intermédiaire de la déesse Mami Wata, se battent pour sauver leur communauté. Réalisé par C.J. Obasi et inspiré des mythes et enjeux qui traversent le continent africain, ce film constitue une véritable expérience tant il envoûte. Porté par une sublime esthétique en ...

Plus
Image du film «The Breaking Ice»
Tribune

Rêves gelés

Haofeng, jeune citadin, quitte Shanghai pour la ville hivernale de Yanji, où il est invité à un mariage. Dans cette cité chinoise à la frontière de la Corée du Nord, il fait la connais- sance de la charmante guide touristique Nana et de son ami Xiao. Très vite, les trois jeunes gens se rapprochent. À travers leurs pérégrinations dans les clubs et les paysages enneigés, leurs ...

Plus
Image de film «Yi Yi»
Tribune

Ă€ propos des choses invisibles dans la vie

Quel coup de cœur ! Quel joie de le (re)voir restauré ! Edward Yang nous raconte d’une manière délirante dans son chef-d’œuvre l’histoire d’une famille à Taïwan. NJ Jian, sa femme Min-Min et leurs deux enfants forment une famille de la classe moyenne. Ils partagent leur appartement de Taipei avec la grand-mère. Comme beaucoup d’hommes dans la quarantaine, NJ en est à un stade ...

Plus