Magazine

Tous les articles
Tribune

L'aîné des anciens

Père fondateur du cinéma africain, le réalisateur et écrivain sénégalais Ousmane Sembène a pratiqué tous les métiers pour vivre, dont docker à Marseille, avant de transposer au cinéma et dans ses écrits les dimensions orales et sociales de sa culture, tout en brocardant la colonisation. En 1966, il fut l’un des premiers cinéastes d’Afrique subsaharienne à tourner un long-métrage: «La Noire de…». Si «Xala» est l’un de ses meilleurs films, «Ceddo» demeure son chef-d’œuvre. Retour sur son œuvre désormais restaurée et disponible chez trigon-film.

D’abord mécanicien, maçon et tirailleur sénégalais dans l’armée coloniale, Ousmane Sembène, né en 1923 à Ziguinchor au Sénégal, arrive clandestinement à Marseille en 1946, où il devient docker. Passionné de littérature, son séjour dans la ville (jusqu’en 1960) est une étape décisive et d’intense activité militante et intellectuelle. Il est l’auteur de nombreuses nouvelles et romans, comme «Le Docker noir» (1956), un déchirant cri d’amertume qui fait écho à sa soif de liberté, son engagement pour les luttes sociales et son refus d’accepter l’étroitesse des préjugés raciaux. Ou comme «Les Bouts de bois de Dieu» (1960), une épopée réaliste d’une conscience sociale et nationaliste naissante. À travers «Voltaïque» (1962), un classique peu connu de la littérature africaine, Ousmane Sembène révèle sa grande maitrise des différents styles narratifs et démontre son art de la forme du roman et de l’essai.

Militant actif

Ousmane Sembène s’engage dans les activités de la CGT, du parti communiste, de la FEANF ou du MRAP. Cinéaste pionnier, militant actif pour la défense du cinéma en Afrique. Il passe du livre au grand écran, afin de mieux transmettre ses idées à son public dont la majorité est frappée par l’analphabétisme. Dans son film La Noire de... (1966), Diouana, jeune femme sénégalaise, est amenée en France en tant que ménagère, mais elle est traitée comme une mineure, sans droits ni personnalité – une narration d’une simplicité trompeuse. L’ensemble du drame se focalise sur le quotidien de Diouana. On lui avait promis un emploi de nounou et elle devait profiter des avantages de la vie dans une culture occidentale, mais dès son arrivée elle subit le comportement cruel d’un couple qui a des attentes totalement différentes. Il la confine entre les murs de l’appartement, à faire la cuisine et le ménage. Diouana commence à se sentir aliénée, comme si elle vivait dans une prison, voire réduite à l’esclavage. Le masque que Diouana offre au couple – et qui revient tout au long du film – symbolise son origine, sa culture et son identité, avant d’être un objet de décoration, un souvenir, dans l’espace de vie des colonialistes. Chaque détail de ce film est un tableau réfléchi: l’utilisation de lunettes de soleil par les Européen·nes en Afrique; la tenue de Diouana critiquée par «Madame», qui lui indique son rôle de domestique et lui demande de porter un tablier.

Image du film «Ceddo»
«Xala»

Post-colonialisme

Ousmane Sembène présente ici la dynamique complexe du post-colonialisme à travers l’histoire simple et bouleversante d’une jeune femme. La lutte des colonisé·es pour vivre près de leurs objets d’art se reflète dans la confrontation violente entre le colonisateur et les colonisé·es, où chacun·e tente de retrouver son identité africaine ou occidentale. Il n’hésite pas à souligner le coût psychologique de toutes ces pressions exercées sur l’identité noire. L’histoire de Diouana, portée par le talent naturel de Mbissine Thérèse Diop, est puissante pour les cinéphiles. Ousmane Sembène nous réserve encore bien d’autres grands films dans ces prochaines productions, mais ce film est l’un des plus importants de l’Histoire.

Le court-métrage Borom Sarret (1963), 18 minutes en noir et blanc, est le premier film du cinéaste. Il suit le quotidien d’un conducteur de charrette. Ce dernier rencontre une série de personnages malheureux qui incarnent les problèmes économiques des populations appauvries. Borom Sarret est souvent décrit comme le désir d’apporter un changement social dans une société africaine postcoloniale émergente, et comme une prise de conscience de la représentation visuelle et cinématographique. Ousmane Sembène n’avait certes pas les moyens de produire un grand film à la hauteur de son talent, mais il possédait déjà la voix de la critique sociale. Borom Sarret est considéré comme le premier film réalisé par un africain subsaharien et se révèle l’une des premières productions cinématographiques, et l’une des plus perspicaces, sur la vie sociale d’un peuple perdu entre tradition et société postcoloniale. Ce court-métrage révolutionnaire a remporté le Prix de la première œuvre au Festival international du court-métrage de Tours, en France, en 1963.

Image du film «Emitaï»
«Emitaï»

Coupes et censures

«Xala» signifie «malédiction» en wolof et c’est le titre du film de Ousmane Sembène sorti en 1975. Le rôle principal, Thierno Leye, personnalité respectée de la Chambre de commerce de Dakar, y est frappé d’impuissance sexuelle… une malédiction. Il est confus car il vient de prendre une troisième épouse. Se croyant victime de sorcellerie domestique, il essaie tous les remèdes possibles. L’abus, les comportements contradictoires, la consommation extravagante de produits en tous genres et le besoin réel de se faire voir, sont les tensions juteuses et exquises de cette comédie sociale, qui dépeint la nouvelle classe dirigeante du Sénégal, voire de toute l’Afrique. Adaptation du roman de Ousmane Sembène paru en 1973, c’est une satire hilarante combinant habilement des éléments du folklore africain et du cinéma populaire. À travers ce film, Ousmane Sembène dénonce l’orgueil immoral des figures d’autorité masculines et des corrompus sénégalais. Xala a considérablement dérangé le gouvernement sénégalais à tel point que 11 scènes ont été coupées avant sa sortie à Dakar.

Le chef-d’œuvre de Ousmane Sembène, qui illustre sa vision globale de «l’être contemporain qui relie le passé à l’avenir», demeure le film Ceddo (parfois traduit par Outsiders, ou plus précisément par «le peuple du refus»), écrit et réalisé en 1977. Converti à l’islam, le roi Demba War Thioub, interprété par Makhourédia Guèye, a accepté parmi ses proches un imam assoiffé de pouvoir. Les Ceddo, aux croyances animistes, s’opposent à leur conversion à l’islam et enlèvent la fille du roi, la princesse Dior Yacine (Tabata Ndiaye). Une guerre religieuse éclate entre le groupe musulman et les Ceddo, intensifiée par la dépendance économique du peuple, par l’invasion du catholicisme, et même par l’esclavage. Ceddo est un récit d’exil héroïque où les scènes d’action sont rythmées par les sons diasporiques hantés du noir spirituel et du funk. Ousmane Sembène dépeint un conflit dans le Sénégal précolonial entre deux factions, les forces animistes représentées par les Ceddo et un groupe islamique qui cherche à convertir le clan. Ce chef-d’œuvre au récit complexe est un panorama sur certains aspects des religions africaines. Pour financer son film le plus ambitieux par son ampleur et le plus incendiaire par son sujet, Ousmane Sembène a hypothéqué sa maison et emprunté de l’argent à ses ami·es et à sa famille. Le film, achevé en 1976, fût immédiatement censuré au Sénégal. La raison de cette interdiction est souvent soupçonnée d’être anti-islamique.

Image du film «Ceddo»
«Ceddo»

Héritage culturel

Pour Ousmane Sembène, «le cinéma est essentiellement un lieu de débat public, et il considérait les réalisateurs comme des sortes de griots, gardiens de la tradition orale dans la plupart des sociétés d’Afrique occidentale, dans leur façon de mêler musique, gestuelle et conte», selon David Murphy de l’Université de Stirling. Les quatre œuvres décrites ci-dessus appartiennent à la douzaine de films écrits et réalisés par Ousmane Sembène. À travers ses créations, l’auteur n’a eu de cesse de célébrer les cultures africaines. Son envie d’exprimer, par l’écriture d’abord, et par l’image ensuite s’imposa à lui comme un moyen de dénoncer aussi les injustices faites aux femmes. Cela s’illustre notamment à travers la femme du charretier de Borom Sarret, les coépouses dans Le Mandat (1968), ou encore avec les villageoises de Emitaï (1971). Son militantisme contre les maux des sociétés africaines et l’impérialisme se révèle également dans des films comme Le Mandat et Camp de Thiaroye (1988). «Ce qui m’intéresse, c’est d’exposer les problèmes du peuple auquel j’appartiens. Pour moi, le cinéma est un moyen d’action politique», déclarait Ousmane Sembène.

Artiste engagé, il a toujours été au service d’un devoir de mémoire, d’un humanisme exigeant et du désir de justice. «L’aîné des anciens», comme le nommaient affectueusement ses camarades africain·nes, restera à jamais le père du cinéma africain et la première référence des cultures africaines. Après une vie jalonnée de combats, d’engagements pour les femmes, la politique et la marginalité, Ousmane Sembène nous quitta, pour toujours, le 9 juin 2007 à Dakar, à l’âge de 84 ans. Il laisse derrière lui un héritage culturel immense. Ses écrits et ses films ont été salués dans le monde entier pour leur capacité à mettre en lumière les réalités et les luttes de l’Afrique pour une justice humaine. Il demeure une figure pionnière et incontournable dans l’histoire du cinéma africain et ne cessera jamais d’inspirer les générations futures.

Image du film «Emitaï»
«Emitaï»

Ousmane Sembène:

Père fondateur du cinéma africain, le réalisateur et écrivain sénégalais Ousmane Sembène a pratiqué tous les métiers pour vivre, dont docker à Marseille, avant de transposer au cinéma et dans ses écrits les dimensions orales et sociales de sa culture, tout en brocardant la colonisation. En 1966, il…

Plus d'articles

Image de film Mami Wata
Tribune

Le film nigérian qui envoûte

Alors que l’harmonie d’un village isolé d’Afrique de l’Ouest est menacée, Zinwe et Prisca, filles d’une prêtresse intermédiaire de la déesse Mami Wata, se battent pour sauver leur communauté. Réalisé par C.J. Obasi et inspiré des mythes et enjeux qui traversent le continent africain, ce film constitue une véritable expérience tant il envoûte. Porté par une sublime esthétique en ...

Plus
Image du film «Kokuho – Le Maître du Kabuki»
Tribune

Onnagata, yakusa et désir interdit

De petits point lumineux apparaissent sur un fond noir, étincelants, comme une image du cosmos ou du plein feu des projecteurs. À l’instar des séquences théâtrales qui émaillent le film, ce plan ponctue les chapitres du «Maître du Kabuki». Ce récit-fleuve débute à Nagasaki en 1964 et retrace le parcours de Kikuo Tashibana, prodige du kabuki sacré trésor national à Tokyo en ...

Plus
Image du film «The Breaking Ice»
Tribune

Rêves gelés

Haofeng, jeune citadin, quitte Shanghai pour la ville hivernale de Yanji, où il est invité à un mariage. Dans cette cité chinoise à la frontière de la Corée du Nord, il fait la connais- sance de la charmante guide touristique Nana et de son ami Xiao. Très vite, les trois jeunes gens se rapprochent. À travers leurs pérégrinations dans les clubs et les paysages enneigés, leurs ...

Plus