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L'apartheid et l'exil en images inédites

Récompensé par l’Œil d’or à Cannes en 2024, le nouveau film de Raoul Peck redonne vie à Ernest Cole, photographe sud-africain de génie resté trop longtemps dans l’oubli. Il fut l’un des premiers à capturer le quotidien sous l’apartheid en Afrique du Sud. Il réunit alors ses images dans un ouvrage-clé, immédiatement interdit, avant de connaître la douleur de l’exil aux États-Unis, où il disparaîtra dans la misère. Pourtant, Cole n’a jamais cessé de photographier et ce n’est que récemment que son œuvre monumentale a refait surface. Le réalisateur de «I Am Not Your Negro» nous invite à la redécouvrir dans un film d’une rare densité.

Dans les années 1960, le Sud-africain Ernest Cole (1940-1990) fut l’un des premiers photographes noirs à documenter le régime de l’apartheid et à porter un regard implacable sur ses compatriotes subissant au quotidien une extrême violence systémique. Mort en exil à Manhattan en 1990, l’année où Nelson Mandela fut libéré, il aurait pu tomber dans l’oubli. Mais un incroyable concours de circonstances a permis une résurrection: en 2017, on retrouve 60’000 négatifs de Cole oubliés dans le coffre d’une banque suédoise. Cette œuvre fascinante, colossale et porteuse d’une mémoire collective cruciale ravive la flamme d’un artiste oublié, l’histoire de l’apartheid et bien plus encore. Elle contient mais dépasse aussi le système de ségrégation raciale instauré en Afrique du Sud jusqu’en 1991, qui privait la majorité noire de ses droits fondamentaux.

Qui d’autre que Raoul Peck pouvait mieux raconter Ernest Cole, son regard sur la souffrance et son bannissement? Né à Port-au-Prince, le réalisateur a lui-même vécu la morsure de l’exil. En 1961, tandis qu’il était encore enfant, avec sa famille, il a dû fuir Haïti miné par la dictature des Duvalier (1957-1986). Son père, agronome respecté victime de la paranoïa duvaliériste, subissait les persécutions du régime et avait été arrêté plusieurs fois. D’autres cinéastes, à l’image d’Arnold Antonin, après avoir tenté de militer sur place par films interposés, durent également se résoudre à partir, transformant le cinéma haïtien en une œuvre de la diaspora, dont Peck est devenu l’une des figures les plus emblématiques. Il a réalisé nombre de films sur la dictature qui a frappé Haïti. L’exil et ses conséquences morales et psychiques y apparaissent de manière récurrente.

Image du film «Ernest Cole, photographe»

Morsure de l'exil

Déjà dans Haitian Corner (1987), son premier long-métrage de fiction dont sa mère a tapé le scénario à la machine à écrire, Raoul Peck raconte l’histoire d’un poète haïtien immigré à New York, qui un jour reconnaît dans une librairie son ancien tortionnaire. Le film pose des questions critiques sur l’exil politique et ses souffrances. Après avoir été torturé par les tontons Macoutes, le personnage incarne ce trauma et vit dans un tiraillement permanent, en tentant de s’adapter à sa nouvelle vie mais en restant marqué par le poids de son déracinement.

Autre exemple révélateur: dans une lettre vidéo de 1997, commandée par Catherine David, directrice artistique de la prestigieuse Documenta X, Raoul Peck évoque les tourments de l’expatrié qu’il a lui-même été. Alors ministre de la Culture en Haïti, il travaille sur une fiction intitulée Corps plongés et confie: «Pendant ce temps dans tout ça, j’essaie de voler quelques rares moments de tournage en m’exilant à nouveau pour quelques jours pour d’autres projets, d’autres urgences... L’ici et l’ailleurs dans toute son absurdité, l’absurdité de tourner une histoire new-yorkaise dans un appartement à Paris près de la Bastille.»

Image du film «Ernest Cole, photographe»

L’exil fut aussi le drame du regretté Ernest Cole, réduit à devenir aux États-Unis le photographe noir de la pauvreté et de la précarité des Afro-Américain·es, comme nous le raconte si bien Raoul Peck dans Ernest Cole, Lost and Found (titre original), d’ailleurs dédié à la mémoire de celles et ceux qui sont mort·es en exil. En mêlant les images de Cole, ses écrits poignants et des témoignages vibrants de son entourage, le cinéaste crée une mosaïque narrative saisissante. C’est bien la résultante d’un travail minutieux et patient de recherches, de documentation et d’assemblage, comme on en voit rarement au cinéma ailleurs que chez l’auteur de I Am Not Your Negro.

MosaĂŻque narrative

Dans Ernest Cole, photographe, Raoul Peck suit d’abord le parcours de son protagoniste. Reprenant sa parole en voix-off à la première personne, le réalisateur se livre à un récit aussi exhaustif que possible. Il nous raconte cet enfant qui grandit dans un township et qui à l’âge de huit ans prend ses premiers clichés. Il nous raconte ce jeune admirateur du style humaniste de Cartier-Bresson, engagé par Drum Magazine, l’un des premiers journaux à fournir une couverture approfondie des réalités sociales en Afrique du Sud. Il nous raconte ce photojournaliste qui avait développé sa technique pour déclencher son appareil sans être vu, en marchant, à la sauvette, sur le vif, ce qui lui imposait un temps d’exposition extrêmement court. Il nous raconte cet artiste qui, en 1967, réunit dans un ouvrage-clé intitulé «House of Bondage» («La Maison des servitudes»), les images si fortes révélant l’oppression quotidienne dans son pays.

Image du film «Ernest Cole, photographe»

Après la publication de ce livre censuré et interdit, Raoul Peck nous présente un homme de 26 ans banni de son pays. Exilé à New York, Ernest Cole sera envoyé dans le Sud, en Caroline du Nord, dans le Mississippi ou l’Alabama, pour documenter l’oppression systémique des communautés afro-américaines. Ironie douloureuse: dans les USA hantées par les lois ségrégationnistes Jim Crow, Cole se retrouve étranger face à une réalité pourtant si proche de celle de sa patrie d’origine. Pauvre et sans-abri, il disparaîtra, mais ne cessera jamais de photographier, comme en témoignent ses 60’000 négatifs méticuleusement rangés et planqués dans le coffre d’une banque en Suède depuis la fin des années 1970, jusqu’à leur miraculeuse et mystérieuse découverte en 2017… seulement! C’est à ce moment-là que le neveu de Cole, Lestlie Malsaine fait appel à Raoul Peck, en quête de conseils.

Mêlant rigueur documentaire et puissance émotionnelle, Peck nous révèle Ernest Cole à la faveur d’un montage audacieux, réunissant photos, images d’archives et contemporaines, ce qui crée une atmosphère immersive, tant historique qu’intime. Grâce à son usage de la voix-off, il renforce la dimension personnelle du récit, permettant une plongée dans la psyché de son protagoniste tout en éclairant les différents contextes sociaux et historiques. Ses choix de mise en scène sont toujours au service d’une invitation à comprendre, à ressentir, à questionner.

Histoire au présent

Mais surtout, Raoul Peck nous montre toutes ces photos inédites de Cole et les commente pour ausculter avec précision le fonctionnement d’un système inique: l’apartheid et le carnet que doivent porter les sans-visages de l’Afrique du Sud, sans quoi ils n’existent pas, quand bien même ils restent condamnés à évoluer dans un lieu criminel sans fin, à la manière d’un «Rashomon africain», tel que le déclare la voix-off. La «petite» histoire du photographe se mêle alors à la «grande» Histoire, celle que symbolisent les panneaux «whites only» sur les bancs, les fontaines ou les bus. Peck nous rappelle justement que l’Histoire, c’est le présent, et nous ramène sans ménagement de la lutte contre l’esclavage au mouvement «Black Lives Matter», soulignant ainsi la terrifiante permanence des injustices raciales. Ceci parce que Cole a photographié aussi bien ici et là-bas, jusqu’à parvenir à cette constatation éloquente: «En Afrique du Sud, j’avais peur d’être arrêté. Aux États-Unis, j’avais peur d’être tué.»

En Afrique du Sud, j’avais peur d’être arrêté. Aux États-Unis, j’avais peur d’être tué.

Ernest Cole

Des prisons sud-africaines à la misère de New York; de l’assassinat de Steve Biko sous torture aux manifestations pour les droits des Afro-Américain·es; de la prise de parole de la chanteuse Miriam Makeba à l’ONU jusqu’à la «Commission de la vérité et de la réconciliation» postapartheid; en passant par les luttes de Malcom X et Martin Luther King ou le massacre de Soweto… Cole et Peck tracent des ponts entre passé et présent, interpellant directement le public d’aujourd’hui et ravivant le slogan d’unité et de force «Amandla!» de l’ANC et Nelson Mandela. Car, pour Raoul Peck, le cinéma documentaire a ce pouvoir de résurrection, celui de remonter le temps pour montrer à quel point la lutte contre le racisme est d’actualité.

RĂ´le de la Suisse

En nous faisant redécouvrir le discours de Miriam Makeba aux Nations Unies au début des années 1960 et les boycotts-alibis qui commençaient à se former contre l’Afrique du Sud, Raoul Peck nous remémore également une époque trouble aux quatre coins de la planète: la guerre du Vietnam, Mai 68 ou le Cordobazo argentin… Face à l’indifférence et aux discours indécents des dirigeant·es Thatcher, Chirac ou Carter vis-à-vis de l’apartheid, on ne peut s’empêcher de se rappeler le rôle de la Suisse, dont les banques achetaient à bon prix et raffinaient l’or sud-africain, alimentant la machine ségrégationniste sous couvert de «neutralité». C’est bien la Suisse qui commercialisait ces pépites que les mineurs d’Afrique du Sud allaient piocher au péril de leur vie. Ces mêmes mineurs que Cole a photographiés avant son exil.

Image du film «Ernest Cole, photographe»

Fort de son recours constant au réel et au vécu de son protagoniste, Raoul Peck redessine à merveille toutes ses photos si puissantes. Comme dans ses nombreux longs-métrages précédents, tel Lumumba et son tragique combat pour l’indépendance du Congo, le réalisateur trouve des parallèles tout au long du film, reliant ainsi les images de Cole aux troubles actuels, comme la montée de la xénophobie contre les migrant·es en Afrique du Sud. Il explore aussi des sujets existentiels et la lutte intérieure de son protagoniste. Car le déracinement a poussé Cole et ses paires à avoir des pensées sombres, jusqu’au suicide, comme le journaliste et écrivain Nat Nakasa. «Je n’ai jamais cessé de photographier un seul instant», déclare pourtant Cole en voix-off. Ernest Cole, photographe en constitue la preuve irréfutable et si dense que le film s’impose à la fois comme la synthèse d’une œuvre d’art et comme la dénonciation de l’exil forcé et de l’indifférence, tout en érigeant une nouvelle pierre angulaire dans la déconstruction du racisme systémique de la filmographie magistrale de Raoul Peck.

portrait Raoul Peck

Raoul Peck:

Raoul Peck est né en 1953 à Port-au-Prince, Haïti. Son père ayant trouvé du travail dans l'ancien Congo belge, la famille vit quelques années à Kinshasa. Après plusieurs longs séjours au Zaïre, en France et aux États-Unis , Peck termine ses études à la Deutsche Film- und Fernsehakademie de Berlin. …

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