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Quatre questions à Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti
Ankara, 1999. Arzu enchaîne les appels tarifés depuis le service de téléphone rose où elle travaille. Quand un séisme frappe soudain la ville d’Istanbul, un jeune homme pris au piège la supplie de lui venir en aide… Un puissant thriller cinématographique et politique, qui décrit en profondeur la condition des femmes en Turquie aux prises avec le despotisme masculin et la corruption! Rencontre avec le duo de cinéastes Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti.
Comment en êtes-vous arrivé·es à l’idée de ce thriller psychologique en huis clos?
Tous nos films penchent vers le genre: Noor est un road-movie, Ningen tend vers le fantastique et Sibel, d’une certaine façon, est un western sauvage. En 2023, un terrible tremblement de terre a frappé le sud-est de la Turquie. Nous avons été choqués de constater le même désastre que lors du séisme de 1999 à Istanbul. Comme si l’histoire se répétait... Les responsables avaient changé, mais ils ont commis les mêmes erreurs face à la catastrophe. Nous avons alors éprouvé l’urgence de traiter ce sujet, mais en changeant le braquet sur lequel nous étions: après Sibel, film en langue sifflée, contemplatif, en plein air et quasi muet, nous avons ressenti l’envie d’un film plus resserré, plus bavard, et tourné en intérieur. Ça nous a naturellement menés vers le huis clos et le thriller.
Comment avez-vous écrit ce scénario, qui tient en haleine, passe d’un registre à l’autre et se mue progressivement en film-manifeste?
Parler d’un tremblement de terre est délicat, car cela renvoie à un traumatisme pour de nombreuses personnes dans le monde. Il nous semblait éthiquement impossible de montrer des images d’archives, par respect pour les victimes et les survivants, ni de recréer des images fictives de la terreur qu’un tel événement peut engendrer. Il nous fallait donc trouver un dispositif qui nous permette de faire entendre notre propos, et nous avons embrassé le concept du hors-champ dans le film. Le huis clos permet le hors-champ visuel, et le concept des appels téléphoniques le hors-champ sonore. Une fois ce dispositif acté, nous avions conscience qu’il fallait que sa narration soit tendue. Afin de garder l’attention du spectateur, changer souvent de registre était la clé de l’écriture: certains appels font sourire, d’autres émeuvent ou terrorisent. En ceci, et puisque nous travaillons beaucoup sur les langues dans nos films, la langue turque d’Ankara des années 1990, ainsi que la culture turque en général, sa propension à l’autodérision et à la sincérité, nous ont beaucoup aidés à être spontanés dans ces variations soudaines.

Prise dans un engrenage, Arzu se retrouve à devoir raconter des histoires sans vraiment les conclure, espérant que la fiction l’aide à sauver sa vie.
À travers Arzu, la nature de la parole dans votre film évolue pour cheminer du mensonge à la vérité, en étant tour à tour réconfortante, fragile, autoritaire...
C’est le personnage d’Arzu qui permet cette évolution. C’est une figure un peu à la marge, comme tous les protagonistes de nos films: son handicap l’a cloîtrée chez elle depuis l’enfance, il l’a freinée dans ses études et l’a habituée à tisser des relations à distance. Elle a ainsi développé une forte capacité à s’exprimer au téléphone. Dans la Turquie des années 1990, les hotlines étaient en plein essor. Comme beaucoup de femmes, Arzu s’est tournée vers ce métier d’opératrice, où elle excelle grâce à sa maîtrise de la langue et de sa voix, ce qui ne manque pas de créer de la jalousie parmi ses collègues. Pour autant, elle ne travaille pas dans ce call center par vocation, mais pour payer son avocat afin d’obtenir la garde de son fils. Surtout, elle doit exercer clandestinement, car le qu’en-dira-t-on est prégnant dans la société turque, comme dans beaucoup de pays. Au fur et à mesure du récit, la parole d’Arzu va changer, les circonstances vont l’amener à devoir se révéler et à devenir de plus en plus revendicatrice.
Arzu signifie «désir» en turc, et Sabiha «heureuse». Confidente soulève la question du désir dans la société turque, et, comme vos films précédents, la difficulté d’être soi...
Cette question nous travaille sans répit. En Occident, la culture et la société nous poussent à nous assumer individuellement. La culture orientale conduit l’individu à faire partie de la communauté. Les désirs de chacun doivent s’insérer dans les normes. Nous cherchons à explorer des manières d’être soi-même en dépit de ces injonctions. Ce sont les fortes personnalités qui peuvent aider à faire bouger les lignes, si tant est qu’elles parviennent à s’assumer.
Si la Turquie est un pays progressiste à certains égards – les femmes y ont obtenu le droit de vote en 1934, et celui d’avorter en 1984 –, elle peut aussi s’avérer plus conservatrice dans certains domaines. C’est le reflet des grandes contradictions de cette terre prise en étau depuis toujours entre les mœurs occidentales et orientales. Ankara, capitale administrative où l’on applique les décrets en premier, ne fait pas exception: les Ankariotes, population relativement homogène, s’adaptent rapidement aux changements politiques et sociaux, mais leurs désirs s’expriment souvent de manière souterraine. Fief du gouvernement et de l’armée, Ankara est aussi réputée pour sa culture légendaire du divertissement nocturne, et le prénom Arzu y est très répandu, notamment en raison de la notoriété des téléphones roses des années 1990.
À cette époque, nous assistions à une libéralisation des mœurs, de l’économie, à une industrialisation et une modernité qui faisaient penser que la Turquie était prête à assumer son héritage européen. Mais les temps ont changé et paradoxalement, Internet aujourd’hui est plus contrôlé que ne l’étaient les téléphones roses dans les années 1990. Cela nous intéressait de mettre en relief ces boucles d’évolution et de régression observées d’une époque à l’autre. Ancrer une situation dans le passé permet parfois de révéler le présent. Le manifeste final que prononce Arzu nous a été inspiré par un discours entendu à l’université dans la bouche de la représentante des étudiants, en 1992. Avec une éloquence et un charisme certains, cette jeune femme mettait en lumière les contradictions de la Turquie, au point d’inspirer les paroles d’Arzu dans notre film.

Le désir et le goût de la fiction se confondent au cœur de votre dispositif à travers l’un des clients d’Arzu, qui se prétend scénariste...
Les opératrices téléphoniques procèdent aussi à une forme de psychanalyse des hommes qui les appellent, par leur capacité d’écoute et leur propension à recevoir ou à raconter des histoires. Ainsi, l’un des fidèles d’Arzu rêve d’être scénariste et a besoin d’une confidente pour y parvenir. De son côté, elle qui est censée garder une distance avec ses clients, est touchée par la sincérité de cet homme. Elle révèle sa vraie nature à son contact. Ensemble, ils créent une bulle dans laquelle chacun se retrouve en l’autre. Et le goût de la fiction va continuer à irriguer le film, puisque la situation oblige Arzu à se transformer en Shéhérazade des Mille et une nuits: prise dans un engrenage, elle se retrouve à devoir raconter des histoires sans vraiment les conclure, espérant que la fiction l’aide à sauver sa vie...
D’où vous vient le goût des héroïnes courageuses et obstinées?
Elles nous fascinent! En Turquie, il manque bien des effigies féminines à ériger en modèle durant l’enfance. Avant, c’étaient les hommes qui étaient promus dans la fiction. La situation a évolué depuis, mais il nous semble important que les héroïnes soient de plus en plus nombreuses.

Çağla Zencirci:
Née en 1976 à Ankara, Çaǧla Zencirci forme avec Guillaume Giovanetti, né en 1978 à Lyon, un duo de cinéastes franco-turc passionnant. Ensemble, les deux sillonnent la planète en réalisant des films libertaires.
Après plusieurs courts-métrages remarqués à Berlin, Locarno ou Clermont-Ferrand, on leur…

Guillaume Giovanetti:
Né en 1978 à Lyon, Guillaume Giovanetti forme avec Çaǧla Zencirci, née en 1976 à Ankara, un duo de cinéastes franco-turc passionnant. Ensemble, les deux sillonnent la planète en réalisant des films libertaires.
Après plusieurs courts-métrages remarqués à Berlin, Locarno ou Clermont-Ferrand, on leur…

Confidente
Article publié le 29. juillet 2025
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