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Dans son fascinant premier long-métrage, Manuela Martelli raconte l’histoire de Carmen, une femme au foyer d’une cinquantaine d’années issue d’un milieu bourgeois. Sa vie est bouleversée lorsqu’elle commence à soigner en secret un jeune résistant gravement blessé. «1976» est un drame politique émouvant qui nous plonge dans la dictature du point de vue inédit d’une mère de famille. La jeune réalisatrice chilienne redonne donc voix aux femmes de l’époque, tissant ainsi un lien passionnant avec le Chili d’aujourd’hui.

Chili, hiver 1976. Trois ans se sont écoulés depuis que Pinochet a instauré une dictature militaire, s’érigeant en président du Chili à la suite d’un coup d’État. Carmen, cinquante ans, mène une vie bourgeoise dans la capitale Santiago, entourée de son mari Miguel et de ses enfants déjà adultes. Miguel est un docteur renommé. Il a réussi. Autrefois, Carmen aussi voulait faire médecine, mais une telle carrière est difficilement accessible aux femmes. Elle est donc devenue femme au foyer. Depuis, elle s’occupe du ménage et s’engage dans des projets caritatifs au sein de l’église. En famille et avec les amis, on évite de parler de politique. On s’accommode plutôt bien du nouveau pouvoir en place.

Bien que Carmen semble mener une vie réglée, un sentiment de malaise grandit en elle, sans qu’elle ne parvienne clairement à l’identifier. Pour se changer les idées, elle se rend dans sa maison de vacances, située aux abords de la petite ville côtière de Las Cruces. Des travaux de rénovation sont en cours et elle se charge de planifier et d’organiser le chantier. Son mari est resté à Santiago, car il doit travailler à l’hôpital. Durant les week-ends, il vient lui rendre visite, de même que ses enfants et petits-enfants. La routine de Carmen prend toutefois une tournure différente lorsque Sanchez, un prêtre de la région et ami de la famille, lui demande un service: comme elle a des compétences en médecine, elle doit soigner en secret Elías, un résistant blessé qui a trouvé refuge à l’église. Carmen accepte la mission sans hésiter, même si c’est très risqué car les délateurs à la solde de Pinochet sont partout.

DU POINT DE VUE DES FEMMES

1976 est le premier long-métrage de Manuela Martelli en tant que réalisatrice. Elle en a coécrit le scénario avec Alejandra Moffa. Auparavant, elle a travaillé comme actrice et joué dans plus de quinze films, comme le fameux Machuca d’Andrés Wood en 2004, dont elle interprète le rôle principal. Grâce à ce film impressionnant, la cinéaste chilienne a pu célébrer cette année sa première mondiale à Cannes, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Si 1976 aborde l’époque de la dictature militaire, ce film a la particularité de le faire en adoptant le point de vue d’une femme. En effet, le passé sanglant du Chili sous Pinochet a souvent été abordé au cinéma, mais toujours du point de vue des hommes. Aujourd’hui, Manuela Martelli choisit donc une nouvelle voie. S’exprimant à ce sujet lors d’une interview accordée à Variety, la réalisatrice a insisté sur le fait que son film représente une forme de réparation. En effet, la cinéaste redonne une voix aux nombreuses femmes anonymes de l’époque, celles-là même qui n’apparaissent pas dans les livres d’Histoire. Pour cela, la réalisatrice s’est inspirée de sa grand-mère maternelle, qu’elle n’a jamais connue personnellement. En effectuant ses recherches, elle a remarqué que sa grand-mère avait aussi été victime de cette période terrible. Manuela Martelli a donc créé un espace cinématographique destiné à faire exister sa grand-mère et à rendre justice à toutes les femmes de l’époque.

J’ai parlé à de nombreuses personnes qui avaient connu ma grand-mère et j’ai réalisé que l’anonymat était une réalité très répandue parmi les femmes de l’époque. Toutes celles qui ne figuraient sur aucune page des livres d’Histoire que j’avais étudiés à l’école. J’ai donc senti que je devais rendre justice à ces femmes et les faire sortir de l’anonymat.

Manuela Martelli

Image du film «1976»

Dans 1976, Manuela Martelli reprend aussi à son compte différents genres cinématographiques et recourt à des moyens formels parfaitement en phase avec son récit. Le film mêle étude de personnages, mélodrame et thriller à la manière de Hitchcock ou Melville. Martelli apparie les styles et les genres, passant de l’un à l’autre avec dextérité. La séquence d’ouverture l’illustre à merveille: on y découvre Carmen, élégante, dans un magasin de peinture. Elle feuillette un carnet de voyage italien sur papier glacé, afin d’y rechercher la parfaite nuance de rose dont elle veut se servir pour repeindre les murs de sa maison de vacances. Lorsqu’elle tombe sur une image du Palais des Doges au coucher de soleil, elle s’exclame: «Voilà, ça!»

Le palais est enveloppé d’un rose poudreux et d’un mélange de rouge mandarine pâle et de bleu violet offrant la tonalité parfaite. Le peintre commence à faire son mélange. La caméra le suit et dévoile en gros plan le seau contenant la peinture aux couleurs roses.

Tout semble idyllique, raffiné et enrichi de teintes pastel. La scène pourrait être tirée d’un mélodrame de Douglas Sirk. Mais l’atmosphère change. Martelli tresse habilement le suspense: tandis que la caméra s’attarde sur le beau mélange de couleurs, les cris étouffés d’une femme retentissent soudain. Dehors, dans la rue, elle semble avoir été enlevée en plein jour. En tant que spectatrice ou spectateur, nous ressentons aussitôt que l’idylle est une façade et que le danger peut surgir à tout moment. Il s’ensuit un plan de coupe sur un bâton en bois, à nouveau en gros plan. Le mélange frais de peinture rose goutte lentement sur les élégants escarpins bleu marine de Carmen.

À ce moment-là, l’unique son audible est celui, amplifié, des gouttes de peinture qui tombent au ralenti. Telles un symbole d’effusion de sang ou une métaphore de l’horreur et du fait que Pinochet s’immisce de plus en plus dans la vie de Carmen. Elle-même ne pourra plus l’ignorer longtemps. Nous la voyons ensuite sortir du magasin avec les pots de peinture qu’elle vient d’acheter. Sa belle voiture l’attend dans la rue. Alors que le peintre charge les récipients dans le coffre, Carmen découvre un soulier de femme sur la chaussée. Un vestige effrayant de la scène précédente, hors-champ, que nous n’avons entendue et imaginée.

Dès le début, la terreur de la dictature inonde ainsi le film, mais on ne voit presque jamais de scènes violentes. La réalisatrice les suggère avec subtilité, les dévoile en marge ou nous les fait deviner hors-champ. Elles planent comme une épée de Damoclès au-dessus des personnages. Cela montre de manière impressionnante et de façon concrète comment les gens vivaient sous le régime de Pinochet: personne n’était en sécurité nulle part. L’arbitraire pouvait frapper n’importe qui et n’importe où. Les ellipses et les allusions au danger sont donc un moyen stylistique de créer la tension. Et cela va crescendo: plus Carmen va soigner Elías, plus nous sommes déstabilisés et dans le doute. Est-elle en sécurité? L’homme à côté d’elle au restaurant est-il un informateur? S’agit-il d’une embuscade?

Image du film «1976»

MYSTÉRIEUSE ÉLÉGANCE À LA JACKIE KENNEDY

Carmen est magnifiquement interprétée par Aline Küppenheim (Play, Turistas, La buena vida, Una mujer fantástica...). Elle atteint au mélange parfait entre confiance en soi et vulnérabilité. Elle possède une présence incroyable, ainsi qu’une élégance gracieuse et mystérieuse qui rappelle celle de Jackie Kennedy. Mais elle parvient aussi, avec quelques changements d’expression, à rendre les côtés sensibles, vulnérables et angoissés de son personnage, passant avec brio d’un état émotionnel à l’autre. Parfois, son interprétation exprime aussi une certaine lassitude. Cela nous montre alors qu’elle incarne un personnage qui ne supporte plus de vivre sous la coupe d’un tel système et qui veut enfin le changer.

Küppenheim interprète aussi de manière impressionnante les évolutions psychologiques de Carmen. Au début, elle aide surtout Elías parce qu’elle veut enfin prouver ses compétences dans une société patriarcale qui ne le lui permet pas. Elle apprécie la reconnaissance. Mais ses actions sont ensuite de plus en plus motivées par l’action politique. Elle en a assez de la dictature et veut la faire tomber, même si c’est dangereux. La répression de l’appareil d’État se fait alors omniprésente.

1976 est un film qui nous saisit dès la première minute et ne nous lâche plus. Manuela Martelli prouve donc qu’elle est une nouvelle voix chilienne passionnante, avec laquelle il faudra compter, et nous offre un drame émouvant, magnifiquement filmé et si bien interprété, à savourer sur grand écran en raison d’un travail visuel extrêmement subtil, dont une utilisation idoine des couleurs.

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