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Six femmes sur un plateau de cinéma

SĂ©lectionnĂ© en compĂ©tition et rĂ©compensĂ© par l’ƒil d’or au Festival de Cannes 2023, «Les Filles d’Olfa» se distingue par l’intelligence de son dispositif, la richesse de son propos et la qualitĂ© de ses Ă©motions. La rĂ©alisatrice Kaouther Ben Hania y raconte l’histoire vraie d’Olfa, dont les deux filles aĂźnĂ©es ont disparu. Pour aborder avec la bonne distance ce drame qui se confond avec celui de la Tunisie, la cinĂ©aste fait intervenir des actrices, entremĂȘlant avec maestria documentaire et fiction.

Olfa est maman de quatre filles : les benjamines Tayssir et Eya, et les aĂźnĂ©es Rahma et Ghofrane. HĂ©las, les deux plus grandes ont disparu. Pour explorer ce traumatisme familial qui ricoche Ă  la fois sur la condition des femmes, l’adolescence, les relations parents-enfants et la Tunisie d’aujourd’hui, Kaouther Ben Hania a fait appel Ă  des actrices qui dialoguent et interagissent avec Olfa et ses deux filles restĂ©es auprĂšs d’elle. Ce faisant, la cinĂ©aste tunisienne a mis en place un procĂ©dĂ© cinĂ©matographique autant audacieux et efficace que profondĂ©ment Ă©thique. Elle en a tirĂ© un film miraculeux, impressionnant, extraordinaire de densitĂ© et d’intelligence, sobrement intitulĂ© Les Filles d’Olfa.

GrĂące Ă  Kaouther Ben Hania, pour la premiĂšre fois depuis cinquante ans, un long-mĂ©trage tunisien a ainsi Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© en compĂ©tition officielle Ă  Cannes. Le film y a aussi remportĂ© plusieurs prix, dont le prestigieux ƒil d’or dĂ©cernĂ© au meilleur documentaire du festival. La rĂ©alisatrice est justement rĂ©compensĂ©e. Elle n’en est pas Ă  ses dĂ©buts et s’est d’ores et dĂ©jĂ  imposĂ©e comme l’une des figures de proue du cinĂ©ma tunisien. L’Homme qui a vendu sa peau, son prĂ©cĂ©dent film sorti en 2021, Ă©tait d’ailleurs le premier Ă  reprĂ©senter la Tunisie aux Oscars.

Naissance d'une cinéaste

Un tel succĂšs rĂ©sulte d’une motivation sans faille et de nombreuses annĂ©es Ă  filmer, Ă  monter des courts-mĂ©trages et Ă  apprendre Ă  faire du cinĂ©ma, ceci dans un pays meurtri par la pauvretĂ©, la violence, l’ordre moral et la censure. Sous le rĂ©gime dictatorial et corrompu de Ben Ali, rien ne prĂ©destinait Kaouther Ben Hania Ă  devenir cinĂ©aste. Certes, dĂšs les annĂ©es 1980 et 1990, de nouveaux rĂ©alisateurs avaient fait connaĂźtre le cinĂ©ma tunisien dans le monde entier, Ă  commencer par Nacer Khemir, conteur gĂ©nial et inspirĂ© par «Les Mille et Une Nuits» – dont la plupart des Ɠuvres sont disponibles chez trigon-film. Mais en Tunisie, les structures cinĂ©matographiques sont regrettablement restĂ©es quasi inexistantes et les cinĂ©astes ont toujours Ă©tĂ© surveillĂ©s de prĂšs.

Native de Sidi Bouzid, ville du centre qui fut l’un des ferments de la rĂ©cente rĂ©volution, Kaouther Ben Hania a d’abord poursuivi des Ă©tudes commerciales Ă  Carthage. Dans les annĂ©es 2000, elle a rejoint par chance un centre culturel et commencĂ© Ă  tourner des petits films militants, en cachette et en se dĂ©brouillant avec quelques camĂ©ras rĂ©cupĂ©rĂ©es ici ou lĂ , parfois en montant Ă  mĂȘme l’appareil de prise de vue. De fil en aiguille, elle s’est formĂ©e Ă  la FĂ©mis, l’école de cinĂ©ma française par excellence, puis Ă  la Sorbonne. Une rĂ©alisatrice Ă©tait nĂ©e pour accompagner les nouvelles gĂ©nĂ©rations tunisiennes, qui allaient se battre et se battent encore pour la libertĂ© et la dignitĂ©. Si bien qu’en 2014, elle signait Le Challat de Tunis, son premier long-mĂ©trage, oĂč elle provoquait les hommes et leur prĂ©tendue morale. Nous y reviendrons, ainsi que sur ses autres Ɠuvres distribuĂ©es par trigon-film.

Image du film «Les Filles d'Olfa»
«Les Filles d'Olfa», ƒil d'or du meilleur documentaire Ă  Cannes

Miroir fictionnel

Avec Les Filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania se livre Ă  une vĂ©ritable introspection de la condition des femmes et de la Tunisie. Le film non seulement tĂ©moigne d’un drame familial, mais Ă©galement de la mĂ©moire collective des Tunisiennes, tout en dĂ©crivant par la bande les enjeux socio-politiques du pays. Il le fait en se distinguant par l’adĂ©quation formidable entre son dispositif et le fond de son propos, qui est d’une si grande richesse. Olfa et ses benjamines, Kaouther Ben Hania les avait dĂ©jĂ  rencontrĂ©es en 2016. La cinĂ©aste avait commencĂ© Ă  les filmer, imaginant tourner un documentaire « classique ». Cela ne fonctionnait pas. Olfa jouait comme une tragĂ©dienne face camĂ©ra. Elle l’avait appris en racontant son drame Ă  des journalistes de plateaux tĂ©lĂ©. Or la cinĂ©aste voulait explorer ses contradictions et ses ambiguĂŻtĂ©s, retrouver son histoire intime et ses souvenirs. Pour ce faire, il fallait raccrocher au rĂ©el, lui faire oublier son personnage pour la pousser Ă  redevenir une protagoniste de documentaire. C’est ainsi qu’est venue, plusieurs films et annĂ©es aprĂšs, l’idĂ©e de confronter Olfa Ă  une comĂ©dienne qui l’incarnerait elle-mĂȘme, comme un miroir fictionnel de sa rĂ©alitĂ©. De mĂȘme, deux jeunes actrices joueraient les rĂŽles des filles disparues.

Dévorées par le loup

Kaouther Ben Hania a ainsi dĂ©veloppĂ© un dispositif aussi hors du commun qu’intelligent. Tel un documentaire qui retracerait la prĂ©paration du tournage d’une fiction, le film dĂ©bute par cette mise en abyme, ce « film dans le film ». Dans un hĂŽtel au charme dĂ©suet de Tunis transformĂ© en plateau de cinĂ©ma, Olfa nous prĂ©sente ses deux benjamines, Eya et Tayssir, tandis qu’en voix off, la rĂ©alisatrice elle-mĂȘme annonce le « casting » : une cĂ©lĂšbre actrice tunisienne (Hend Sabri) va doubler la maman dans les moments difficiles et deux jeunes comĂ©diennes (Ichraq Matar et Nour Karoui) vont interprĂ©ter les aĂźnĂ©es disparues, Ghofrane et Rhama.

AussitĂŽt passĂ©s les maquillages et essayages, le dialogue entre les protagonistes et les actrices dĂ©bute. Olfa et son double racontent et rejouent sa vie, son enfance, son mariage, la naissance de ses filles, son divorce, ses aventures et sa maniĂšre Ă  elle de recouvrer sa libertĂ© alors que se produisait la rĂ©volution du jasmin en 2010 et 2011. L’on perçoit le parcours d’une femme qui a reproduit la violence dont elle a Ă©tĂ© victime, mais qui paradoxalement s’est ainsi endurcie vis-Ă -vis des hommes, tortionnaires et intĂ©gristes. Eya et Tayssir nous parlent de leur vie et de leur mĂšre. Elles restituent l’essence de l’adolescence, cette pĂ©riode entre l’enfance et l’ñge adulte oĂč on se cherche ; oĂč on s’efforce de comprendre le monde ; oĂč on tente d’y trouver sa place, celle qui ferait sens. Entre Olfa et ses filles se dĂ©roulent aussi les enjeux de la transmission parents-enfants. Les angoisses, violences, traumas et traits de caractĂšre passent d’une gĂ©nĂ©ration Ă  l’autre. Les soeurs disparues brillent au centre du rĂ©cit, Ă  la fois par leur absence et par la nouvelle prĂ©sence des actrices qui les incarnent. Eya et Tayssir remontent le fil du drame. Ghofrane et Rhama ont Ă©tĂ© « dĂ©vorĂ©es par le loup », dĂ©clare leur mĂšre.

Dimension cathartique

Le fait divers se serait produit Ă  maintes reprises, dans bien d’autres familles. Impossible d’en rĂ©vĂ©ler plus tant la tension rĂ©sulte de cette disparition et de son explication qui vient peu Ă  peu, Ă  mesure que vibrent les voix et les Ă©motions de ce gynĂ©cĂ©e complexe, oĂč la parole se libĂšre. TantĂŽt souriante, tantĂŽt chagrinĂ©e, chacune non seulement exprime ses peurs et ses espoirs, mais aussi les met en scĂšne. Toutes entrent en symbiose. Elles dialoguent et Ă©changent entre elles. Le film acquiert une formidable dimension cathartique. Pour autant, Kaouther Ben Hania Ă©vite habilement de tomber dans le pathos. D’une part, elle tĂ©moigne d’un respect infini envers ses protagonistes. D’autre part, elle n’occulte jamais le cĂŽtĂ© thĂ©Ăątral et artificiel de son dispositif. Elle n’hĂ©site pas, juste quand il le faut, Ă  briser le quatriĂšme mur et Ă  nous rappeler qu’elle est en train de tourner. Elle l’assume sans dĂ©tour en choisissant aussi de faire interprĂ©ter les diffĂ©rents hommes qui jalonnent la vie d’Olfa par un seul et mĂȘme acteur, Majd Mastoura, au cours de scĂšnes qui reproduisent des moments-clĂ©s pour la maman ou ses filles.

La cinĂ©aste crĂ©e ainsi la distanciation brechtienne indispensable Ă  la rĂ©flexion et Ă  la rĂ©ception active du public, qui rĂ©alise Ă  quel point la sociĂ©tĂ© a par ignorance et mĂ©garde abandonnĂ© sa jeunesse en quĂȘte de sens et de libertĂ©. Cette distanciation aide sans doute les protagonistes elles-mĂȘmes Ă  ne pas sombrer dans le trop-plein d’émotions et Ă  regarder leur drame et leur perte avec humour, ainsi que l’avenir avec joie de vivre. Jamais lugubre, toujours sensĂ©e, humaine et bĂ©nĂ©fique, la thĂ©rapie issue de la mĂ©moire intime de cette famille se mue en rĂ©cit universel sur le passage Ă  l’ñge adulte, la transmission entre gĂ©nĂ©rations et l’émancipation des femmes. Le drame d’Olfa et ses filles se confond avec celui d’une Tunisie en Ă©bullition. Alors que la rĂ©volution du jasmin avait enfin rĂ©pondu Ă  la corruption, Ă  la censure et Ă  la rĂ©pression, l’espoir a sombrĂ©. La religion a Ă©tĂ© instrumentalisĂ©e. Des mouvements islamistes ont embrigadĂ© une jeunesse affectĂ©e par la faillite d’une dĂ©mocratie qui aurait dĂ» naĂźtre. Depuis, les droits humains sont Ă  nouveau bafouĂ©s. La libertĂ© d’expression est mĂ©prisĂ©e. La justice est ignorĂ©e. Les fĂ©minicides se succĂšdent. Sans compter que la crise Ă©conomique fait toujours rage.

Image du film «Les Filles d'Olfa»
Avec la grande actrice Hend Sabry

DĂ©marche Ă©thique

En intĂ©grant cette plus vaste dimension sociopolitique au cƓur d’un rĂ©cit intime, Kaouther Ben Hania dĂ©ploie une extraordinaire densitĂ©. Qui plus est en recourant Ă  une dĂ©marche Ă©thique. Bien sĂ»r, le film mĂȘle au documentaire des Ă©lĂ©ments de fiction. Olfa et ses filles sont des protagonistes du rĂ©el. Une fois le tournage terminĂ©, elles reprendront le cours de leur vie. À l’inverse, les actrices sortiront de leur personnage. Qu’importe si la cinĂ©aste leur fait Ă  toutes rejouer des moments passĂ©s et jouer des instants prĂ©sents. Ce n’est de loin pas la premiĂšre documentariste Ă  le faire.

Elle recourt Ă©videmment Ă  la mise en scĂšne, mais toujours pour faire surgir de profondes vĂ©ritĂ©s. Elle ne trahit jamais, ni ses protagonistes, ni ses actrices, ni ses images. En passant Ă  chaque fois de la scĂšne reconstituĂ©e Ă  la rĂ©flexion de cette scĂšne, elle nous rappelle le film en train de se faire. L’on est bien loin d’avoir l’impression qu’il se dĂ©roule par lui-mĂȘme, bien loin de Hollywood qui gomme toute trace de mise en scĂšne et bien loin du cinĂ©ma du rĂ©el qui se fait en immersion. C’est tout cela qui rend ce documentaire si Ă©thique et si poignant.

Double nature

Et si Kaouther Ben Hania y atteint un tel achĂšvement, c’est parce qu’elle est une chercheuse cinĂ©matographique, de fiction comme de documentaire. Elle sait tirer du monde rĂ©el la matiĂšre de films qui le dĂ©noncent. Elle l’a aussi bien fait dans La Belle et la Meute, qui retrace la lutte pour la justice d’une Ă©tudiante violĂ©e, que dans L’Homme qui a vendu sa peau, qui revient sur le sort que nous rĂ©servons honteusement aux personnes migrantes – Ă  travers le parcours d’un Syrien qui devient Ɠuvre d’art en se faisant tatouer un visa Schengen dans le dos. Avec Le Challat de Tunis la cinĂ©aste avait signĂ© un soi-disant « documenteur ». Elle y Ă©voquait avec malice une forme de lĂ©gende urbaine, celle d’un homme qui lacĂ©rerait les fesses des femmes aux mƓurs lĂ©gĂšres selon lui. Elle appliquait notamment Ă  son rĂ©cit de fausses piĂšces Ă  conviction pour dĂ©noncer le patriarcat avec une ironie mordante.

Avec Les Filles d’Olfa, elle investigue davantage encore la condition des femmes et les relations entre rĂ©alitĂ© et fiction, tout en livrant une trĂšs fine rĂ©flexion sur le mĂ©tier d’actrice et sa double nature. Car ce film montre Ă©galement Ă  quel point il faut entrer dans son personnage tout en le gardant Ă  distance pour ne pas se laisser anĂ©antir par celui-ci. Quitte Ă  parfois dire stop, couper la scĂšne et sortir du champ de la camĂ©ra. Une nouvelle fois, la rĂ©alisatrice dĂ©montre ainsi sa capacitĂ© Ă  capturer l’essence du rĂ©el, de l’histoire et du cinĂ©ma, pour faire rĂ©sonner les voix de toutes celles et ceux que l’on se doit d’entendre et de respecter.

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