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Un thriller d'une densité phénoménale

Parti à la cherche de sa mère disparue, le jeune Emiliano se retrouve chez les Aldama, une famille de stars et d’artistes. Avec son dernier film à nouveau sélectionné à Cannes, le cinéaste mexicain Amat Escalante signe une œuvre d’une grande richesse thématique et d’une superbe amplitude formelle: «Perdidos en la noche» explore aussi bien la corruption généralisée que les dérives sectaires, celles de l’art comme des réseaux sociaux, tout en reflétant de larges pans de la production filmique latino-américaine.

Pour le grand public, le cinéma mexicain reste celui des mélos à l’eau de rose façon telenovelas, voire des comédies «ranchera» paysannes chantées. En marge de la gigantesque production télévisuelle et populaire coexistent au Mexique deux vagues de cinéma indépendant. La première avait émergé des ciné-clubs des années 1960 à 1980. Contemporaine, la deuxième réunit des cinéastes qui soit partent à Hollywood, comme Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu, soit font un cinéma d’auteur·e sur place et avec peu de moyens, comme Amat Escalante ou Carlos Reygadas. Ceci sans oublier les réalisatrices Fernanda Valadez (Sin señas particulares) et Lila Avilés (Tótem), ni l’exilée nicaraguayenne Laura Baumeister (La hija de Todas las Rabias), dont les œuvres sont disponibles chez trigon-film.

Toujours Ă  Cannes

Autodidacte originaire de Guanajuato, ancienne ville minière connue pour ses momies, Amat Escalante a commencé à travailler dans le cinéma à 15 ans. Il a été l’assistant de Carlos Reygadas, auteur du dément Post Tenebras Lux, qui l’a aidé à produire Sangre, son premier long-métrage présenté à Cannes en 2005. Noire et intimiste, absurde et minimaliste, cette comédie raconte le quotidien d’un couple, un fonctionnaire et son épouse employée dans un fast-food. Trois ans plus tard, Escalante a signé Los Bastardos, tourné à Los Angeles et sélectionné à Cannes, un film sanglant sur des travailleurs mexicains clandestins qui en arrivent à troquer leurs outils contre des fusils à canon scié. Il a poursuivi avec le bouleversant Heli, récompensé du Prix de la mise en scène à Cannes en 2013, une œuvre noire située dans l’enfer de la drogue, qui restitue l’état de déliquescence du Mexique.

En abordant de façon frontale et souvent violente l’aliénation et l’humiliation politique et sociale, tous ces longs-métrages réalisés avec des non-professionnel·les dénotent la conscience et l’engagement d’un réalisateur exigeant et tourmenté par l’injustice. Après le fantastique drame familial La Région sauvage, il nous le démontre une nouvelle fois dans Perdidos en la noche, présenté dans le cadre de Cannes Première 2023. Qui plus est, le cinéaste d’une part y synthétise les enjeux qui traversent la société mexicaine: les cartels, la corruption, les différences de classes, les dérives sectaires, les disparitions... D’autre part, il fait de son film le réceptacle de la production filmique mexicaine actuelle oscillant entre telenovelas, star-system, émissions de téléréalité et médias sociaux, tout en interrogeant la position de l’artiste vis-à-vis des enjeux qu’il décrit.

Image du film «Perdidos en la noche»

QuĂŞte de vengeance

C’est dans la région de Guanajuato, sa ville natale au nord-ouest de Mexico, que le passionnant Amat Escalante a tourné ce cinquième long-métrage, sorti en France sous l’étonnant titre anglais Lost in the Night. La bourgade mexicaine est le lieu de presque tous ses films et constitue cette fois l’endroit idéal lui permettant de revenir sur les perturbations causées par l’industrie minière. Le cinéaste a aussi choisi d’y évoquer à sa façon la tragédie récente et marquante de la disparition de quarante-trois étudiant·es en 2014. On se gardera d’en révéler la manière afin de ne pas divulgâcher.

Partant, Escalante nous emmène avec malice dans une grande maison à l’architecture moderne, appartenant à une certaine famille Aldama, au bord d’un grand lac, à l’écart de la misère environnante. Carmen, vedette de telenovelas égocentrique sur le retour, y séjourne avec sa fille Mónica, une instagrameuse ambigüe, et son compagnon Rigoberto, un artiste-plasticien espagnol dont la renommée égale le cynisme. Non loin de là, dans la campagne environnante, un jeune homme prénommé Emiliano souffre de la disparition de sa mère, militante écologiste qui s’était opposée à l’une des exploitations minières locales. Ignoré par la police et le système judiciaire, le garçon tente de remonter la piste du drame en compagnie de Jazmin, son amoureuse. Sa quête, qui pourrait bien se muer en vengeance, va le conduire chez les Aldama.

Des classes et de l'art

Partant de cette trame, dont il convient également de préserver le détail, Amat Escalante décrit tout d’abord la violence policière et mafieuse au cours d’une séquence qui n’est pas sans rappeler l’intrigue de Heli, centrée sur le narcotrafic et les collusions entre la police et les privilégiés. Mais le réalisateur franchit peu à peu des paliers supplémentaires en réunissant des personnages issus de classes sociales qui normalement s’ignorent: Emiliano et Jazmin sont des gens du peuple, tandis que les Aldama appartiennent à une élite aussi favorisée que déconnectée de la réalité.

Ce faisant, le cinéaste revient sur une discrimination qui remonte au colonialisme, dont les racines sont profondément ancrées dans le pays. Ensuite, Escalante explore le point de vue et la situation de l’artiste au sein de la société à travers une trouvaille géniale: celle d’un plasticien qui tente de transformer sa culpabilité et les crimes qu’il laisse se produire sous ses yeux en œuvres d’art, quitte à intégrer à ses créations les cadavres des victimes.

Image du film «Perdidos en la noche»

Insidieuse aliénation

Le film continue de déployer sa densité thématique: les couches signifiantes se superposent les unes aux autres et à une narration qui semble se mouvoir au gré du parcours du jeune Emiliano, dont la quête de vengeance est affiliée au genre du film criminel mexicain (lequel s’inspire de son voisin américain). À travers la charmante instagrameuse, le cinéaste épingle les réseaux sociaux, leur emprise et l’insidieuse alinéation qu’ils provoquent. Le personnage de sa mère star de soap opera figure tout un pan d’une industrie destinée à faire rêver le peuple, tandis que l’introduction d’une secte évangéliste au récit reflète une dérive bien réelle. Au Mexique comme ailleurs en Amérique, cette montée en puissance semble arriver à un point de non-retour.

À tout cela s’ajoute le sentiment d’impunité et l’hypocrisie des personnages bourgeois, corrompus ou machistes au pouvoir. Leurs boutades percluses de supériorité viennent régulièrement alimenter le thriller. Pour autant, le film ne paraît pas pessimiste, car la résolution de l’intrigue passe par une jeunesse dont la pugnacité et l’intelligence représente une source d’espoir.

Maîtrise formelle

Si cette superposition et richesse thématique fonctionnent à plein régime, c’est que le cinéaste parvient à insérer chaque motif grâce à sa mise en scène et à un travail formel remarquable. Celui-ci se matérialise en particulier dans la juxtaposition des espaces filmés en cinémascope, des abords du lac aux intérieurs de la maison des nanti·es, en passant par les baraques des jeunes Jazmin ou Emiliano. Ceci de jour comme de nuit et parfois sur des routes traversant un paysage qui semble désolé et infini. Cela permet à Escalante de faire se miroiter des scènes par opposition et contraste, sans même opérer de transition entre elles.

On verra ainsi de pauvres garçons armés jusqu’aux dents se lancer dans une expédition punitive dans une atmosphère poussiéreuse, tandis que sur un bateau de plaisance et sous un soleil radieux, la riche Carmen et sa fille Mónica sirotent un cocktail. De cette façon, la narration ne prend jamais le dessus sur une expérience cinématographique à la fois sensorielle et authentique. C’est d’ailleurs l’une des marques de fabrique de ce réalisateur profondément éthique. Il a toujours privilégié une approche à la fois vériste et maniériste (autre trait caractéristique du cinéma latino-américain indépendant), en particulier en tournant avec des acteur·trices non-professionnel·les qui viennent des milieux dont parlent ses films.

Image du film «Perdios en la noche»

Espoir de justice

Dans le cas de Perdidos en la noche, cet enjeu éthique est différemment respecté par Escalante. Il a cette fois sélectionné des comédien·nes pros, mais issu·es d’univers proches de leur personnage. Dans le rôle d’Emiliano, Juan Daniel García Treviño, dont le père était trafiquant de drogue, porte en lui et avec dignité sa soif de justice. Le personnage de Carmen, ancienne vedette de télévision, est joué par Bárbara Mori, qui fut «Révélation de l’année» des telenovelas en 1998. Sa fille Mónica est interprétée par Ester Expósito, actrice et mannequin espagnole dont le compte Instagram comptabilise 26 millions de followers «dans la vraie vie».

Autant de choix et d’ingrédients imparables composant un film poignant, qui va bien au-delà du polar et de la critique sociale. Perdidos en la noche s’impose comme la représentation complexe et nuancée de moult tiraillements, qui non seulement symptomatisent le Mexique et son univers filmique, mais aussi le dépassent en retrouvant dans la jeunesse l’espoir d’une justice face à un monde d’adultes malade, bigot, violent et corrompu.

portrait Amat Escalante

Amat Escalante:

Né en 1979, autodidacte originaire de Guanajuato, ancienne ville minière mexicaine connue pour ses momies, Amat Escalante a commencé à travailler dans le cinéma à 15 ans. Il a été l’assistant de Carlos Reygadas, l’auteur de Post Tenebras Lux, qui l’a aidé à produire Sangre, son premier long-métrage…

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