Tunisie

Le cinéma tunisien, entre l’Égypte et la France 

En 2021, L’homme qui a vendu sa peau a été la première production tunisienne à figurer parmi les cinq finalistes pour l’Oscar du meilleur film international. Sa réalisatrice Kaouther Ben Hania appartient à une génération qui a renouvelé les thèmes abordés après le Printemps arabe par le cinéma tunisien. Coup de projecteur signé Walter Ruggle.

Pendant des décennies, le cinéma du Maghreb était dominé par les métropoles cinématographiques du Caire et de Bombay. Les mélodrames égyptiens, les épopées de Bollywood et leurs stars sont très populaires. (...)

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Le cinéma tunisien, entre l’Égypte et la France 

En 2021, L’homme qui a vendu sa peau a été la première production tunisienne à figurer parmi les cinq finalistes pour l’Oscar du meilleur film international. Sa réalisatrice Kaouther Ben Hania appartient à une génération qui a renouvelé les thèmes abordés après le Printemps arabe par le cinéma tunisien. Coup de projecteur signé Walter Ruggle.

Pendant des décennies, le cinéma du Maghreb était dominé par les métropoles cinématographiques du Caire et de Bombay. Les mélodrames égyptiens, les épopées de Bollywood et leurs stars sont très populaires. Mais il existe aussi une industrie du film tunisien, à laquelle le Printemps arabe a donné un nouveau souffle, même si les rêves de la jeunesse mobilisée ne se sont pas tous réalisés. Dans la foulée du 14 janvier 2011, le mouvement a au moins fait tomber le régime de Ben Ali et ouvert de nouvelles perspectives. La Tunisie ne se borne plus à servir de décor aux grosses productions internationales comme Jésus de Nazareth, Star Wars, Indiana Jones ou Le Patient anglais. Des films plus libres et critiques sur le plan social y sont tournés.

Le cinéma tunisien oscille entre l’Égypte et la France. Après le retrait des Français suite à l’Indépendance de 1956, des liens subsistent à travers la langue, la migration, les enchevêtrements culturels mais aussi une culpabilité qui se traduit par un engagement financier, y compris cinématographique. Les films tunisiens réalisés sans financement français sont rarissimes. Une aide qui n’est pas désintéressée, car la France en profite à plusieurs niveaux, faisant tourner ses infrastructures et profitant des droits cinématographiques acquis. En Tunisie, pays de douze millions d’habitants, une grande partie des 41 salles de cinéma appartient à des Français et est gérée depuis Paris, comme le premier multiplex de Tunis ouvert par Pathé Gaumont en 2018.

Les cinéastes du Maghreb se forment à Paris, acquièrent de l’expérience sur des productions françaises et ont souvent deux domiciles, voire deux passeports. Certains restent et contribuent au cinéma français, comme le Tunisien d’origine Abdellatif Kechiche qui a remporté la Palme d’Or au festival de Cannes (La vie d’Adèle, 2013). Son film tourne autour de ce qu’un homme imagine être une relation lesbienne, avec une liberté qui serait impossible en Tunisie. D’autres réalisatrices et réalisateurs optent pour une évocation poétique du pays de leurs parents, comme Manele Labidi, née en France, avec Un divan à Tunis (2019). D’autres encore choisissent d’aborder la situation de la jeunesse arabe en France, comme Mehdi Charef (Le Thé au harem d’Archimède, 1985) ou Leyla Bouzid avecUne histoire d’amour et de désir, présenté à Cannes en 2021. Le film relate la difficile libération d’un jeune musulman à Paris, marqué par la religiosité de ses parents qui tranche avec le monde extérieur.

Leyla Bouzid est née en 1984 dans une famille d’artistes. Son père, Nouri Bouzid, est un cinéaste respecté en Tunisie, qui s’attaque dès 1992 au tourisme sexuel dans son pays avec des films comme Bezness. Sa fille Leyla a suivi une formation cinématographique à Paris. Peu avant la révolution à Tunis, elle réalise son film de fin d’études Soubresauts. Son premier long métrage, À peine j’ouvre mes yeux, raconte une histoire qui se déroule juste avant les événements de 2011, mais qui n’aurait pas pu être tournée à l’époque. Ce film sorti en 2014 dresse le portrait vibrant d’une jeune femme en lutte contre les structures machistes, qui prend son envol avant de retomber sur le sol de la réalité.

Dans le contexte du cinéma du Maghreb, la Tunisie se distingue par une forte proportion de réalisatrices. «Si nous avons obtenu quelque chose depuis la révolution, c’est la possibilité de parler enfin», déclare la Tunisienne Kaouther Ben Hania, née en 1977. Un grand soulagement, dit la cinéaste, car, en parlant, on peut aussi se libérer de fardeaux. Elle considère la forme documentaire, qu’elle a elle-même pratiquée (Le Challat de Tunis, 2013), comme «symptomatique du besoin de réel, après la dictature qui nous a emprisonnés dans un monde aseptisé, kitsch et stéréotypé».

L’ambition de Kaouther Ben Hania est claire: «J’ai voulu parler de toutes les femmes dont la voix n’est pas entendue.» Elle tend le miroir aux hommes, démasquant la réalité sociale. Son premier long métrage, La Belle et la meute (2017), décrit l’odyssée nocturne d’une jeune femme qui veut porter plainte, après un viol par deux policiers. La production a été soutenue par le nouveau ministère de la Culture, ce que la réalisatrice considère comme un «geste fort dans un contexte de pessimisme généralisé en Tunisie, un signe que les choses commencent à changer».

Les entretiens avec elle et d’autres cinéastes de Tunisie reflètent ce que l’on peut également observer dans les films de ces dernières années: le cinéma sort des sentiers battus. Il reconquiert la vie en narrant les histoires, en évoquant les rêves et en exorcisant les peurs des humains. Ce qui ne veut pas dire que les films d’avant 2011 étaient inintéressants. Halfaouine de Férid Boughedir (1990) fait ainsi le récit d’une adolescence, tandis que Satin rouge de Raja Amari (2002) aborde les rapports mère-fille et les contradictions du rôle de la femme dans une société dominée par les hommes. D’autres œuvres présentent le quotidien familial ou traitent de sujets tabous comme celui des violences sexuelles au sein de la famille, lourdes de conséquences pour la victime mais pas pour l’auteur (Fatma de Khaled Ghorbal, 2001). Alors que les films du poète Nacer Khemir cultivent la tradition narrative arabe, évoluant dans des espaces mystiques intemporels et racontant la quête de l’amour ou la magie des derviches (Bab’Aziz, 2005).

Après la révolution, les variations cinématographiques au niveau du contenu et de la forme se multiplient. On découvre un homme qui doit choisir entre deux femmes représentant chacune un monde totalement différent (Hedi de Mohamed Ben Attia, 2016) ou un déserteur retiré dans une forêt, où il rencontre une jeune femme enceinte qui s’est enfuie de chez elle (Tlamess d’Ala Eddine Slim, 2019). La grande pionnière Moufida Tlatli, décédée cette année, a travaillé comme monteuse pour un grand nombre de réalisateurs arabes, avant de devenir la première femme du monde arabe à réaliser un long métrage en 1994: Les Silences du palais est un chef-d’œuvre du cinéma tunisien, qui nous emmène dans les profondeurs de la société, où règnent le silence (des femmes) et la peur.

Si les cinéastes tunisiennes n’ont plus peur et sont capables de briser le silence des femmes, elles doivent beaucoup à Moufida Tlatli. Avec L’homme qui a vendu sa peau, première production tunisienne à atteindre la liste finale des Oscars en 2021, Kaouther Ben Hania prouve que la nouvelle liberté porte ses fruits. Son film raconte l’histoire d’un réfugié syrien bloqué en Jordanie qui parvient à se rendre en Europe en tant qu’œuvre d’art: pour obtenir ce qui lui est refusé en tant qu’être humain, il doit se transformer en marchandise.

© Walter Ruggle, 2021