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Fragements d'espoir aux quatre vents
Il était une fois en Somalie, dans un village battu par les vents, les trajectoires croisées de trois personnages. Tantôt fossoyeur, tantôt convoyeur de marchandises obscures, Mamargade enchaîne les petits boulots pour survivre. Auprès de lui vivent Cigaal, son jeune fils, et Araweelo, sa sœur en instance de divorce. Lorsque l’école du village ferme ses portes, Mamargade envoie Cigaal en ville, dans un pensionnat pour garçons où son éducation sera assurée. De son côté, Awareelo économise pour ouvrir un atelier de couture. À travers le quotidien de cette famille atypique, «The Village Next to Paradise» dresse en filigrane le portrait plein d'espoir de tout un pays.
Minée par d’incessants conflits civils qui ont conduit, en 1991, à la chute du président Mohammed Siad Barré et à l’effondrement de l’État central, la Somalie reste aujourd’hui en proie à une grande insécurité et à des périodes de sécheresse dévastatrice. Le paradis dont il est question dans le titre fait ainsi référence au potentiel culturel et géographique de ce pays qu’une multitude de dysfonctionnements internes et externes empêchent de concrétiser. Par extension, le terme fait également référence au reste du monde, qui participe à reléguer la Somalie au rang de pays en développement, où finissent par échouer pêle-mêle des bombes, une extrême pauvreté et des tonnes de déchets polluants.
Inaccessibles paradis
Ce contexte sociopolitique précaire, ainsi que l’influence que l’Occident exerce sur la Somalie, est reflété dès l’ouverture du film avec l’extrait d’un journal télévisé diffusé par la chaîne britannique Channel 4. Il y est question d’une attaque de drone qui aurait coûté la vie à un terroriste supposément affilié à Al-Qaïda. Le décor bien réel qui est planté dès les premières minutes bascule alors dans la fiction pour nous offrir un contrechamp intime, à l’échelle d’une famille et de son histoire personnelle. C’est en effet à Mamargade que revient la tâche de creuser le trou qui accueillera la dépouille du «terroriste». Deux visions s’entrechoquent, celle de l’Occident d’un côté, qui se targue essentiellement d’avoir neutralisé une menace; et celle d’un individu de l’autre, qui contribue à offrir une sépulture décente à l’un de ses congénères tout en composant avec d’incessantes attaques aériennes.

À cette vision globale s’ajoute également d’autres significations plus intimement liées au récit. Baptisé «Paradis», le petit village côtier du film a attiré toute une population à coup de promesses qui n’ont visiblement pas été tenues: le travail vient à manquer et l’école doit fermer ses portes. Une image suffit d’ailleurs à symboliser d’un seul coup d’œil cette idée de paradis entraperçu, celle des fondations inachevées et en partie peintes de l’enceinte du village. Le terme de paradis peut enfin faire référence à la ville voisine dans laquelle le jeune Cigaal s’en va étudier, ou à l’atelier de couture que sa tante s’efforce d’investir, deux lieux porteurs d’espoir dans lesquels il devient envisageable de concrétiser le potentiel respectif de ces deux individus.
Champs de l'imaginaire
La dualité introduite par l’ouverture du film et son titre s’étend jusqu’à la forme du long-métrage. Composés comme des tableaux vivants, avec une prédominance de tons jaunes et bleus, les plans, en majorité fixes, reflètent l’immobilité de la Somalie et de ses résident·es. Souvent filmés en plans larges, les personnages vaquent à leurs occupations dans un cadre strictement défini qui semble hermétique à toute échappée. Les notions de cheminement et de progression appartiennent alors au champ de l’imaginaire comme le symbolise cette scène où, décrivant à son père le dessin qu’il est en train d’exécuter, Cigaal mentionne le motif d’une route.

Cette immobilité forcée s’incarne dans la seule figure du père. Figé dans une réalité qui ne lui facilite jamais la tâche, ce dernier ne sait plus comment ni pourquoi donner de sens au présent en l’absence de son fils. Pour pallier sa torpeur, il se rend sur la plage pour mâcher du khat, une plante aux effets psychotropes, en compagnie d’autres âmes en perdition. Comme une pulsion de vie, Cigaal pousse Mamargade à se démener chaque jour pour subvenir aux besoins d’une entité formée par son noyau familial. Sans cette entité, son existence seule ne semble pas valoir la peine d’être vécue.
Tout un village pour un enfant
La notion d’empêchement revient sans cesse en tête lors du visionnement. Dans ce contexte peu réjouissant, y’a-t-il une lueur au bout du tunnel? Quel moteur fait avancer cette société dans l’espace restreint qu’on veut bien lui octroyer? Selon Mo Harawe, s’il est une particularité sociale que le chaos sociopolitique ambiant n’a jamais entachée, c’est bien l’esprit d’entraide et de solidarité qui caractérise le peuple somalien. Tout le propos du film se joue à travers cette idée. Composant avec des conflits internes ou contraints par des enjeux qui les dépassent, hommes et femmes cimentent chaque jour un peu plus leur cohésion sociale en se serrant les coudes. Mû par cet élan solidaire, Mamargade va d’ailleurs jusqu’à enfreindre les règles imposées par ses employeurs en n’hésitant pas à faire monter à bord de son véhicule des êtres rencontrés sur son chemin pour leur faciliter le voyage.

Cette cohésion sociale trouve son point culminant dans la trajectoire de Cigaal, figure d’enfant autour de laquelle gravitent les élans et les choix de nombreux personnages adultes. Pour assurer son avenir, son père a fait le choix de l’envoyer au pensionnat. Cette décision l’éloigne peu à peu de ses responsabilités jusqu’à le soustraire de l’équation familiale. Aussitôt, sa tante prend le relai et se charge de gérer les activités lors des week-ends de permission. Plus tard dans le récit, Mamargade nous apprend lui-même qu’il a rempli ce rôle quelques années auparavant en recueillant le bébé d’une mère célibataire à la suite de son décès. Prénommé Cigaal, il symbolise à lui seul un célèbre proverbe africain selon lequel «il faut tout un village pour élever un enfant».
L'argent fait le bonheur
Qui dit cohésion sociale ne dit pas égalité. La trajectoire d’Araweelo, véritable héroïne du film, nous en apprend davantage sur la condition des femmes en Somalie. N’ayant pas donné d’enfant à son mari, celle-ci a fait le choix de divorcer plutôt que de le voir prendre une seconde femme pour assurer sa descendance. En affirmant ainsi son indépendance et sa vision du couple, la jeune femme nage à contre-courant des codes sociaux dans lesquels elle baigne pourtant. Dès lors, elle se fixe un objectif qu’elle va s’efforcer d’atteindre coûte que coûte: devenir sa propre employeuse même s’il lui faut contracter un mariage blanc pour contourner une loi qui empêche les femmes divorcées de bénéficier d’un prêt bancaire.

«If you have money, you can always make change in life» («Avec de l’argent, il est toujours possible de changer la donne»). Cette phrase prononcée par Mamargade résume à elle seule la situation dans laquelle évoluent les personnages du film. Sans argent, rien n’est possible, à tel point que le montage multiplie les plans de la sœur et du frère en train de compter et recompter leurs billets dans leur coin. L’argent manque tant qu’il conditionne les moindres faits et gestes des personnages.
Trouver sa place
Malgré cette impression palpable d’immobilité et d’empêchement, chacun·e finit par trouver naturellement sa place. Cigaal s’intègre progressivement dans son pensionnat en se faisant des amis. Un arbre est planté en son nom, à l’instar des autres élèves. De son côté, Mamargade se fait arrêter lors d’un transport de marchandises et se retrouve en prison. Enfermé, il a tout le loisir de réaliser qu’en dépit de ses efforts pour avancer, il stagne dans l’échec, incapable de progresser. D’ordinaire taiseux, il devient tout à coup particulièrement loquace. Prenant conscience que ses actes n’ont aucun impact sur son destin, il ne lui reste plus que la parole. Et pourtant, sans ses actes rien ne serait advenu. C’est lui qui a recueilli Cigaal puis sa sœur, à la suite de son divorce. C’est encore lui qui a fait le choix de placer son fils au pensionnat. Sans lui, qui sait ce qu’il serait advenu de Cigaal et Araweelo? Mamargade est le moteur qui leur a permis de se réaliser.
Mamargade, Araweelo et Cigaal, trois personnages qui forment un trait d’union entre la fatalité, l’élan et l’espoir. Sur la plage, Cigaal rencontre une ancienne camarade d’école qui l’interroge sur son quotidien et sur ses fameuses histoires rocambolesques qu’il prenait tant plaisir à raconter. Cigaal lui répond qu’il ne rêve plus et qu’il n’a donc plus d’histoires à raconter. Plus qu’une marque de résignation, il faut y voir l’apaisement concret d’un jeune homme qui a enfin l’espace et la possibilité de faire grandir ses racines. On découvre alors Araweelo, assise devant sa machine à coudre, dans sa petite échoppe. Installée entre quatre murs de tôles peintes, elle esquisse un sourire qui en dit long: le bonheur qu’elle cherchait était à portée de main.

Mo Harawe:
Né dans la capitale somalienne Mogadiscio, Mo Harawe se découvre rapidement une passion pour le cinéma lors de ses études en école d’art. Établi en Autriche depuis 2009, où il a suivi des études en communication visuelle et en cinéma à la Kunsthochschule Kassel, c’est en Europe qu’il a échangé sa c…

The Village Next to Paradise
Article publié le 2. juin 2025
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