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L'amour au temps de la sécheresse

Banel et Adama s'aiment. Ils vivent dans un petit village du nord du Sénégal et aspirent à avoir leur propre maison, loin de leur famille et des obligations sociales. Mais cela signifie qu'Adama ne peut pas assumer le rôle de chef de village qui lui est destiné. Lorsque le jeune homme informe le conseil du village de sa décision, toute la communauté est en émoi et la pluie qui aurait dû tomber ne vient pas. Banel et Adama apprennent que là où ils vivent, il n'y a pas de place pour la passion, et encore moins pour le chaos.

Comme un exercice de calligraphie, Banel écrit les deux prénoms sur une feuille de papier, encore et encore. Banel e Adama. Banel e Adama. Le film homonyme tourne autour de ces deux-là. Ce n’est pas l’histoire d’un amour naissant. C’est l’histoire d’un grand amour qui menace d’imploser.

Banel et Adama vivent dans un petit village du nord du Sénégal. Ils sont mariés depuis que le frère d’Adama, qui était le mari de Banel, est décédé dans un accident. Il le pleure parfois, elle non, car cela lui a permis de sortir d’un mariage arrangé où elle était la deuxième épouse et de se marier avec l’homme qu’elle aime vraiment, de vivre la vie qu’elle veut vivre. C’est du moins ce qu’elle espère. Mais dans sa communauté, comme souvent, les rôles sont déjà répartis. Les femmes s’occupent de la lessive, des cultures, des enfants ; les hommes gardent le bétail. Banel ne veut pas d’enfants. Elle veut garder le troupeau avec Adama, ne pas le voir seulement le soir dans l’obscurité de leur hutte. C’est ainsi qu’ils cherchent un peu d’indépendance par rapport à leur clan et aux obligations sociales qu’implique la vie au village. Ils croient la trouver avec deux huttes ensevelies sous le sable, non loin du village. D’abord avec une pelle, puis à mains nues, ils creusent dans un énorme monticule de sable. En libérant ces maisonnettes, ils espèrent aussi se libérer un peu de la voie qui leur a été tracée.

Avec Banel e Adama, la Franco-Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy, 37 ans, ne livre pas seulement un premier film très imposant. L’oeuvre est aussi le résultat de son travail de fin d’études à la prestigieuse école de cinéma parisienne la Fémis, qui a formé des cinéastes aussi connus que François Ozon, Rithy Panh, Claire Denis ou encore Alain Resnais. Sy a déjà participé aux films Notre-Dame du Nil (Atiq Rahimi, 2019) et Sibel (Guillaume Giovanetti, Çagla Zencirci, 2018), tous deux sortis chez trigon-film. Alors qu’elle en dirigeait encore le scénario pour acquérir de l’expérience (voir l’interview qui suit), elle est passée pour la première fois à la réalisation d’un long-métrage avec Banel e Adama dont elle signe aussi le scénario. L’accent qu’elle met sur la perspective féminine apparaît clairement dans tous ces films, mais jamais aussi fort que dans celui qui a été présenté en avant-première dans la prestigieuse compétition de Cannes.

Image du film «Banel & Adama»
Banel et son lance-pierre

Quand une femme est-elle une femme?

Sa protagoniste, Banel, est une rebelle jusqu’au bout des ongles. Avec ses cheveux courts, ses T-shirts sans manches et pas de foulard pour se couvrir, elle se heurte au village. Lorsqu’elle prend pour cible son entourage avec son lance-pierre et son regard féroce, on aperçoit son Moi sauvage qui sommeille derrière le sentiment amoureux. Banel exprime ce qui n’a pas sa place dans cette société : elle ne veut pas avoir d’enfants, elle veut vivre de manière indépendante. Ramata-Toulaye Sy soulève ainsi de grandes questions sur un thème universel. « Est-ce que je ne suis pas une femme ? », se demande la protagoniste à un moment donné. Une femme est-elle moins femme si elle ne donne pas naissance à un enfant ? L’attitude de refus de Banel est d’autant plus explosive dans une société où, selon la coutume sociale, des règles de descendance prévalent, définissant par exemple la transmission d’une génération à l’autre de la propriété ou de la succession des fonctions. Dans leur village, la fonction de chef de village est patrilinéaire, c’est-à-dire qu’elle se transmet de père en fils. C’est justement son mari Adama qui doit suivre les traces de son père décédé et, bien sûr, donner naissance à son tour à un descendant. Mais Banel ne veut pas lui donner d’enfants – et malgré l’insistance de sa famille, Adama refuse lui aussi de jouer le rôle prévu pour lui. Lorsqu’un peu plus tard, une terrible sécheresse frappe la région et que la pluie attendue n’arrive tout simplement pas, le couple d’amoureux entre en conflit avec la communauté villageoise, et peu à peu, l’un avec l’autre. Comme Adama refuse de se plier à la coutume, on suppose que les dieux sont en colère. Alors que Banel se plonge de manière presqu’obsessionnelle dans sa vision de l’avenir, Adama commence à douter d’avoir pris la bonne décision. Et c’est ainsi que se déroule un drame qui pourrait presque sortir de la mythologie grecque.

Image du film «Banel e Adama»
Banel et Adama s'aiment beaucoup.

De l'Afrique Ă  la Croisette

Ce n’est pas le cas : le film est une fable émancipatrice qui porte la signature de la nouvelle génération de réalisatrices africaines. Il y a quelques années seulement, nous avons pu découvrir en compétition au Festival de Cannes une perle puissante venue du même pays : Atlantique, le tout premier film d’une réalisatrice noire en compétition à Cannes (2019), nous fait vivre l’émigration du point de vue de ceux qui sont restés. Cette histoire de fantômes, mise en scène avec une beauté onirique, a valu à Mati Diop le tant convoité Prix du jury. L’année dernière, Cannes a été plutôt calme en matière de création cinématographique africaine, aucun film d’Afrique subsaharienne n’a été programmé. Il est donc d’autant plus réjouissant de voir cette année en compétition un tout premier film, Banel e Adama. Mati Diop et Ramata-Toulaye Sy sont toutes deux d’origine franco-sénégalaise – elles suivent de grandes traces, leur compatriote Sembène Ousmane (1923-2007) étant surnommé «le père du cinéma africain». Son film La Noire de.. a été le tout premier film noir africain présenté à Cannes. D’autres films révolutionnaires comme Touki Bouki (Djibril Diop Mambéty, 1973) sont également issus de cette industrie cinématographique relativement petite. Or, 2023 a été pour ainsi dire une année record pour les films et les cinéastes liés à l’Afrique, avec deux titres du continent en compétition (Sénégal et Tunisie) et quatre autres dans la section Un certain regard. Il serait bien sûr souhaitable que l’on s’intéresse également à d’autres pays africains – la sélection cannoise est fortement axée sur les films des pays francophones d’Afrique de l’Ouest et du Nord, ce qui n’est pas représentatif de la population, ni de la force de l’industrie cinématographique locale. Avec Goodbye Julia de Mohamed Kordofani, le Soudan a tout de même pu être représenté pour la première fois. trigon-film sortira également ce premier film dans les salles suisses en 2024.

Image du film «Banel e Adama»
Banel et Adama ensemble en natation.

Folie ou rĂŞve

Avec Banel e Adama, Ramata-Toulaye Sy ajoute son nom à la liste des cinéastes à suivre de près. Avec une pincée de réalisme magique et de beaucoup de poésie, elle crée un véritable bijou. Elle raconte d’abord cette histoire d’amour de manière plutôt conventionnelle, pour ensuite briser le genre. Les couleurs saturées et l’ambiance sonore vivante cèdent de plus en plus la place à la maigre palette de couleurs d’un paysage désertique. Les bruits secondaires mis en scène avec tant de plaisir, le clapotis de l’eau, le scintillement du saule, les murmures des amoureux disparaissent en même temps que la nature s’assèche. Le film peut et doit également être lu comme une sonnette d’alarme concernant le changement climatique, qui affecte beaucoup plus les pays du Sud, bien qu’ils y aient moins contribué. Le film montre les effets du changement climatique sur les sociétés qui sont principalement autosuffisantes et dépendantes de l’agriculture et de l’élevage. La sécheresse renforce aussi le délire. Comme un mantra, Banel récite ses mots sacrés : Banel e Adama, Banel e Adama. L’obsession est toujours là. Mais qu’est-ce que l’obsession et qu’est-ce que l’amour ? Et qu’arrive-t-il lorsque l’obsession amoureuse se transforme en folie ? D’abord ce sont les vaches qui meurent, puis les humains, et à un moment donné, Adama doit prendre une décision. Et plus il s’éloigne de leur rêve d’indépendance à tous les deux, plus Banel surgit avec son lance-pierre, brûlant parfois des lézards ou noyant une mouche dans son crachat. Et à la fin, il reste une question : Banel succombe-t-elle à sa folie ou vit-elle son rêve?

portrait Ramata-Toulaye Sy

Ramata-Toulaye Sy:

Issue d’une famille nombreuse d’origine sénégalaise, Ramata-Toulaye Sy a grandi en banlieue parisienne. Passionnée de cinéma, de théâtre, de tragédie comme d’histoires fantastiques, elle a suivi la fac de cinéma à Nanterre avant de se former en scénario à la Fémis, dont elle est diplômée depuis 201…

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