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Les lumières de Mumbai

Dans «All We Imagine as Light», son deuxième long-métrage récompensé du Grand Prix au Festival de Cannes 2024, Payal Kapadia raconte l’histoire de trois femmes employées dans un hôpital de la tourbillonnante ville de Mumbai. Grâce à son approche à la fois réaliste, sensorielle et lyrique, la réalisatrice indienne pose notre regard sur la condition féminine de son pays en l’ouvrant à la poésie et à la sensualité. Magnifiques, ses héroïnes privées d’amour se cherchent et se révèlent à elles-mêmes, en faisant preuve d’une grande sororité, à l’encontre du déterminisme social si marquant en Inde.

Cela faisait trente ans qu’aucun long-métrage indien n’avait été sélectionné en compétition à Cannes. Le dernier en date, avant All We Imagine as Light, c’était Destinée de Shaji N. Karun en 1994, un film qui raconte le drame d’une veuve au Kerala, dans le sud-ouest de l’Inde, et prend fait et cause pour les femmes indiennes. Cette «injustice» de représentation dans le plus coté des festivals tient du paradoxe. Car l’Inde est le plus grand producteur de films au monde, et ses quelque 15’000 salles attirent chaque jour plus de 20 millions de spectateur·trices. Certes son industrie est bâtie sur un star-système puissant et sur un genre qui domine les autres: la comédie musicale populaire. Mais le cinéma indien est pourtant d’une extraordinaire diversité, autant en termes de genres que de cultures et langues représentées. Il est souvent bien moins kitsch qu’on ne le conçoit d’un point de vue occidental. Bien entendu, nombre d’Indien·nes affectionnent ces films à l’eau de rose, et en apprécient les variations même si leur fin se laisse volontiers deviner. L’on aurait pourtant tort de considérer que ce cinéma se cantonne à cette forme de spectacle populaire.

Divers et indépendant

En effet, les films indépendants ne manquent pas en Inde. Et ce depuis les années 1950, quand de jeunes cinéastes talentueux, comme Satyajit Ray, Ritwik Ghatak ou Guru Dutt ont ouvert la voie à un cinéma social se démarquant par son réalisme, tout en dénonçant le système des castes. Bien représentés dans le catalogue de trigon-film, ils sont restés peu diffusés dans leur pays, où l’on préfère se divertir en allant voir les films musicaux. C’est pourquoi cette industrie a connu un développement sans comparaison, faisant notamment de Bollywood (contraction de Bombay et Hollywood) et du Maharashtra (au nord du Kerala) le plus grand centre cinématographique indien en langue hindi. Certains de ces films populaires chantés trouvent ainsi le chemin des festivals et des salles à l’international, comme le social et très dansant Lagaan de Ashutosh Gowariker, présenté sur la Piazza Grande à Locarno en 2001. Le film a ensuite gagné le cœur d’un large public en Suisse grâce à trigon-film, qui s’efforce toujours de donner une visibilité à la diversité, comme celle du cinéma indien, par exemple à travers des œuvres comme A Peck on the Cheek (2002) de Mani Ratnam ou Peepli (live) (2010) de Anusha Rizvi.

Image du film «All We imagine as Light»

C’est justement à Mumbai, où elle est née, que Payal Kapadia a tourné All We Imagine as Light, récompensé du Grand Prix à Cannes 2024. Avant de venir danser avec ses actrices sur le tapis rouge, lors d’un moment de vive émotion, cette jeune réalisatrice a dû lutter pour ce faire une place à Bollywood, qui n’a que peu d’égards pour ses auteur·es plus jeunes et indépendant·es – d’autant plus dans un pays où les violences à l’encontre des femmes se multiplient sans arrêt. Fille d’artiste, passionnée de cinéma depuis sa jeunesse, elle a débuté au ciné-club de son pensionnat, où elle a conduit des expositions sur des cinéastes, tels Ritwik Ghatak ou Andreï Tarkovski. Pour apprendre son métier, elle a dû s’y prendre à deux reprises avant d’être enfin admise au Film and Television Institute of India (FTII) à Pune, deuxième ville du Maharashtra après Mumbai. Et sa bourse a été suspendue lorsqu’elle a protesté contre la nomination d’un acteur nationaliste de droite à la tête de l’institut.

La parole aux femmes

Mais Payal Kapadia a persévéré et a signé en 2021 un premier long-métrage, A Night of Knowing Nothing, sélectionné à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, où il a remporté l’Œil d’or du meilleur documentaire. Tourné sur les campus, ce film en noir et blanc suit une révolte étudiante et la décrit par le prisme d’images d’archives de manifestations. Celle-ci se mêlent aux lettres d’amour écrites par une jeune femme à son petit ami, contraint par sa famille à la quitter parce qu’il n’est pas de la même caste. Les ferments de son premier film de fiction étaient donc déjà là: dans ce film nocturne poético-romantico-politique, comme l’est aussi All We Imagine as Light, qui donne la parole aux femmes de son pays qui n’en ont pas.

All We Imagine as Light s’ouvre d’ailleurs de manière documentaire. En travelling, on découvre les rues encombrées de Mumbai bordées d’étals de marché et l’on entend les différentes voix intérieures de sa population. Elles hantent la ville et dessinent un portrait intime de la foule et du bouillonnement de cette mégalopole où le trafic semble incessant. Aussitôt après, placé aux côtés de Prabha (Kani Kusruti), le film nous embarque dans une véritable fiction, qui n’en demeure pas moins ancrée dans la réalité. Quand bien même la réalisatrice va s’autoriser des envolées lyriques, parfois à la lisière du fantastique.

Image du film «All We imagine as Light»

Amours et désamours

Infirmière cheffe, Prabha est une femme sérieuse et consciencieuse. Hélas, elle a dû se résigner à accepter son mariage arrangé avec un homme qui est immédiatement parti travailler en Allemagne, et dont elle est sans nouvelles. Si elle paraît esseulée, Prabha partage son minuscule appartement avec une collègue plus jeune, Anu (Divya Prabha). Toutes deux viennent du Kerala, là où sont formées nombre de soignantes qui partent ensuite travailler à Mumbai. Elles connaissent parfaitement leur métier et le corps humain – et paradoxalement étant donné leur condition, tout ce qui touche à la reproduction, du speculum vaginal aux pilules contraceptives, en passant par la vasectomie...

Prabha ignore ce que son mari est devenu. Il ne donne aucun signe de vie, mais elle se doit de refuser les avances de ceux qui la courtisent. La jeune Anu vit au contraire un amour naissant et secret avec Shiaz (Hridhu Haroon). Il est musulman, ce qui rend leur relation impossible et très mal considérée dans l’Inde d’aujourd’hui. Leurs rencontres se réduisent à de furtifs rendez-vous. Toujours en quête d’un endroit où enfin faire l’amour, les deux s’embrassent en cachette.

Anu semble étonnamment décomplexée. Elle ne se prive pas de raconter comment une apprentie a été paniquée par l’érection subite d’un patient âgé. À l’inverse, Prabha paraît plus grave et prude. Surmontant leur mélancolie et frustration respectives, l’une et l’autre viennent en aide à une collègue plus âgée, Parvaty (Chhaya Kadam), veuve et locataire dans un immeuble sur le point d’être démoli pour laisser place à un complexe de luxe. Convaincue de son bon droit, celle-ci refuse de quitter les lieux, mais en l’absence de documents officiels, elle est démunie face à cette injustice.

Des hommes absents

Avec Prabha en son centre, le film fait se miroiter ces trois femmes d’âges différents, prises dans le tumulte de la ville et par leur travail. Leurs relations aux hommes, tous absents, inaccessibles ou disparus, laisse la place à une sororité puissante. À rebours du déterminisme social si écrasant en Inde: les traditions, mariages arrangés, décisions familiales et clivages de classes pèsent de tout leur poids sur le trio, qui pourtant est d’une grande force.

Ancrée dans la ville, nocturne mais nimbée de couleurs, la fiction épouse cette résilience à la fois matérielle et sentimentale. Le bleu des blouses d’infirmière, le jaune des textos qui s’affichent sur l’écran, le rouge des lumières de la ville… Payal Kapadia n’hésite pas dans sa mise en scène à jouer avec des teintes fortes, avec la lumière évoquée dans ce titre magnifique aux interprétations plurielles: All We Imagine as Light, littéralement «Tout ce que nous imaginons est lumière». Sans complexe, la cinéaste mêle en effet son observation très concrète et sensorielle de la vie à Mumbai à un lyrisme magnifique, par exemple quand le regard de sa protagoniste se perd avec mélancolie dans le lointain. Ou quand la pluie tombe sur la ville et en fait un écrin élégiaque se prêtant parfaitement aux destinées contrariées de Prabha, Parvaty et Anu.

Image du film «All We imagine as Light»

Lyrisme et réalisme

La fixation dans le réel avec laquelle procède la réalisatrice est d’une grande pertinence. Car le film se déroule dans les quartiers de Lower Parel et Dadar actuels. Dans les années 1980, Il y avait là des usines de filage de coton. Lorsqu’elles ont commencé à fermer et que les gens ont perdu leurs emplois, le parc immobilier a été bradé. Les familles résidentes ont été chassées pour laisser place à des immeubles luxueux et des centres commerciaux flambant neufs. L’histoire sociopolitique du quartier imprègne donc le film. Payal Kapadia a d’ailleurs tourné dans un hôpital bientôt démoli, de même pour l’appartement de Prabha et Anu.

Une autre réalité s’y déroule: les trois personnages vivent la condition de la grande majorité des femmes en Inde. Comme les infirmières du Kerala venues à Mumbai, malgré l’autonomie financière que leur offre souvent leur travail, celles-ci restent sous l’emprise de leurs proches restés ou non en province. Autant de familles patriarcales qui contrôlent leurs fréquentations et décident qui elles doivent aimer et marier.

C’est dans ce déterminisme social si révoltant que réside sans doute la plus grande motivation de la réalisatrice. Grâce à son approche lyrique doublée d’un fort ancrage dans le quotidien, elle en détaille tous les contours à travers ses personnages. Leurs aspirations à l’amour dans des conditions de vie précaires révèlent les injustices de genres et de classes, la gentrification ou l’islamophobie. Il faut voir la scène où Anu se met à la recherche d’une burqa pour passer inaperçue et peut-être coucher avec son amoureux né musulman. Il faut voir la scène où Parvaty et Prabha caillassent un panneau promotionnel vantant les mérites des résidences de luxe à venir, sur lequel est écrit sans détours que les privilèges sont réservés aux privilégié·es.

En Inde, l’appartenance à un genre ne suffit pas à vous définir. Ma condition de femme croise d’autres appartenances. Je suis une femme, certes, mais j’appartiens à une caste dominante et à une classe de privilégiés. J’ai donc plus de facilités qu’un homme qui n’est pas issu du même milieu.

Image du film «All We imagine as Light»

Comme le rappelle Payal Kapadia, cela fait des siècles que le système des castes issu de l’hindouisme structure la société indienne. Il la divise en quatre grands groupes, puis une cinquième catégorie: les Dalits (autrefois appelé·es «intouchables»), historiquement en dehors des castes et victimes d’exclusion sociale. Dans les grandes villes comme Mumbai, l’urbanisation et la modernisation ont certes affaibli le rôle des castes: désormais beaucoup de personnes évoluent dans des environnements professionnels où la caste est présente mais moins visible. Comme dans l’hôpital où travaillent Anu, Parvaty et Prabha.

Toutes les trois sont interprétées de manière subtile. Insufflant à leur personnage tantôt la mélancolie, tantôt la rébellion, elles se répondent les unes aux autres. Se dessine alors une sororité évidente et forte dans ces âmes, qui peu à peu partagent leurs secrets. Leur complicité rend le point de vue de la cinéaste sur les contraintes imposées aux femmes encore plus lucide et tranchant. Lorsque monte la tension entre oppression et solidarité, un objet aussi simple qu’un appareil électroménager peut devenir un symbole de promesse. Il s’agit en l’occurrence d’un cuiseur à riz et il vient bouleverser le cours du récit en s’imposant comme la possibilité d’un autre monde à découvrir.

Rice cooker

Le «rice cooker» permet à la réalisatrice de quitter la ville pour nous emmener sur le littoral de Ratnagiri, dans le sud-ouest de l’État du Maharashtra. Dans les années 1980, c’est justement de cette région que venaient les gens pour travailler dans les filatures de coton à Mumbai. Ceux-là même qui ont dessiné le paysage urbain de Lower Parel et Dadar avant que les promoteurs ne défigurent tout. Quand les maris avaient perdu leur travail, ce sont les femmes qui avaient commencé à entretenir leur famille…

Les vues nocturnes de Mumbai laissent donc place à la nature, de plus en plus humide et verte sur les plages de Ratnagiri. Car la mousson y transforme la terre sèche et rouge en paysage luxuriant. Dès lors, le film s’ouvre à un mysticisme et sentimentalisme plus rural qu’il n’était urbain et matériel. Arrivées sur la côte, Prabha et les siennes rencontrent des pêcheurs et villageoises qui les poussent à exprimer encore mieux leurs aspirations. La cinéaste les métaphorise par le biais de fantômes bienfaisants, rappelant ainsi d’autres cinéastes asiatiques féru·es de surnaturel. Le flottement fantastique s’impose comme une antidote et devient le signe d’une régénérescence pour ces trois femmes qui pansent leurs plaies en faisant battre leur cœur face à la mer. Parce qu’encore une fois, dans une société si marquée par le contrôle social et familial, l’amour devient révolte politique lorsqu’il se révèle enfin possible.

Bande-annonce
portrait Payal Kapadia

Payal Kapadia:

Payal Kapadia est née en 1986 à Mumbai. Sa mère, Nalini Malani, est artiste peintre et vidéo. Après son école dans un pensionnat de l’Andhra Pradesh, où elle collabore au ciné-club, elle dépose en 2010 sa candidature au Film and Television Institute of India, à Pune, pour étudier le cinéma. Elle y …

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