Magazine

Tous les articles
Entretien

«Nous ne reconnaissons même pas que nous avons un problème de tensions ethniques»

En 2015, le sud du Népal est secoué par la révolte légitime du peuple Madhesi. Tandis que cette ethnie ostracisée investit les rues pour protester contre les discriminations dont elle est victime, deux jeunes garçons sont kidnappés. Pooja, l'une des rares femmes détectives du pays, est dépêchée de Katmandou pour enquêter sur place aux côtés de Mamata, une policière Madhesi… Après «Highway» et «White Sun», «Pooja, Sir» est le troisième long-métrage de Deepak Rauniyar, membre de la communauté Madhesi et figure de proue du cinéma népalais. Également coscénariste, Asha Magrati incarne avec brio l'héroïne de ce polar qui plonge au cœur du Népal. Entretien avec le réalisateur.

Comment s’est imposé ce film?

En 2004, sur un tournage, j’ai rencontré Asha, qui allait devenir mon épouse et ma collaboratrice. Elle n’avait qu’un bref rôle dans une scène. Dans des circonstances normales, il aurait été impensable qu’on se marie. Asha appartient à l’ethnie Pahadi à la peau claire, tandis que je suis de l’ethnie Madhesi à la peau foncée. Cependant, un amour commun pour le cinéma nous a rapprochés.

Lorsque nous avons commencé à sortir ensemble, Asha a été choquée par la discrimination quotidienne à laquelle j’étais confronté. Au moins une fois par jour, quelqu’un m’accusait d’entrer au Népal depuis l’Inde et de voler les opportunités aux «vrais» Népalais. On me demandait si j’étais Indien, ou quand les «gens comme nous» avaient commencé à vivre au Népal. On refusait de me servir dans des restaurants. Un jour, la police m’a arrêté parce que je portais un ordinateur portable. Si ces expériences étaient habituelles pour moi, pour Asha c’était nouveau. Elle s’agitait et se disputait avec les gens, même pendant les tournages de films dont j’étais le réalisateur, ou lors de réunions de famille dans sa ville natale.

Le Népal est une société patriarcale, et Asha est également issue d’une caste inférieure. Bien qu’elle soit connue dans le monde du théâtre et qu’elle ait joué des rôles principaux dans des pièces majeures, elle n’a pas eu l’occasion de jouer dans de nombreux films. Les traits de son visage ne correspondent pas aux normes de beauté népalaises. Elle a grandi en étant confrontée à de nombreux défis dans son propre parcours professionnel, mais voir celui vous aimez être insulté et victime de discriminations peut s’avérer encore plus douloureux. La couleur de la peau est plus visible que le nom de famille, et le fait d’être confrontée au sectarisme explicite que j’ai subi a blessé Asha encore davantage.

Comme tant de sociétés, le Népal a une démographie complexe composée de différentes langues, ethnies, castes et religions. En 2007, alors que le processus de paix s’engageait après une décennie de guerre civile, une manifestation massive de Madhesi à la peau foncée a éclaté dans les plaines du sud du Népal. Des milliers de personnes ont protesté contre la nouvelle constitution et subi des brutalités policières qui ont fait plusieurs morts, dont des enfants. Les manifestations ont continué en 2008, puis en 2015, et les plaines du sud ont été fermées pendant plus de six mois. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, ce qui a entraîné d’autres violences et des morts, notamment celle de sept policiers dans l’ouest du Népal.

Image du film «Pooja, Sir»

Si les manifestations ont permis d’obtenir certains résultats, les médias nationaux les ont souvent relatées de manière partiale et les Madhesi comme moi ont dû faire face à un antagonisme accru dans d’autres régions du pays, y compris dans la capitale. Les relations entre les deux communautés se sont encore refroidies. C’est là qu’Asha et moi avons décidé d’agir. Si nous ne le faisions pas, personne ne le ferait. Il n’y avait dans l’industrie pas d’autres cinéastes madhesi pour aborder ces questions. Nous avions brièvement parlé des manifestations et des meurtres dans White Sun, par le biais d’extraits de news télévisées, mais le moment était venu de se concentrer directement sur les plaines du sud et de raconter l’histoire de ce point de vue.

Pourquoi avez-vous décidé de raconter cette histoire sous la forme d’une enquête policière?

Bien que je sois Madhesi de naissance, j’ai grandi dans les collines. Ma vie d’adulte s’est déroulée «confortablement» dans la capitale. J’ai aussi vécu et voyagé à l’étranger. Mon métier m’a permis de bénéficier de certains privilèges. Par conséquent, il n’aurait pas été juste de raconter l’histoire d’un point de vue intérieur, nous avons donc décidé que ce serait le parcours d’une personne extérieure. Après tout, l’histoire a été inspirée par notre couple. Il nous a donc semblé naturel de faire intervenir dans le récit une policière extérieure, pour qu’elle découvre la ville et la vie des Madhesi et qu’elle comprenne les raisons des manifestations. Tout comme Asha a découvert mon monde et y a été sensibilisée, je voulais que le public découvre et vive l’expérience de Saraswati ou de Mamata.

Image du film «Pooja, Sir»

Pourquoi avoir choisi le point de vue d’une femme lesbienne, et des femmes en général?

Notre processus d’écriture est profondément ancré dans la recherche, les interviews et les expériences de première main. Comme l’histoire est basée sur le point de vue d’Asha, il était naturel que le personnage principal soit une femme. Au cours de nos recherches, quand nous avons suivi et questionné des femmes policières de la même tranche d’âge que notre personnage, nous avons découvert que nombre d’entre elles étaient lesbiennes. Nous avons trouvé cela très intéressant et très fort. Une policière en particulier est devenue une figure centrale de notre recherche. Nous l’avons rencontrée à plusieurs reprises pour des entretiens.

Notre processus d’écriture est profondément ancré dans la recherche, les interviews et les expériences de première main.

Le personnage de Pooja est un composite qui reflète la vie personnelle et les relations d’Asha, les histoires des personnes que nous avons interviewées et suivies, et une personne de la famille d’Asha qu’elle a eu l’occasion d’observer de près pendant son enfance. De même, Saraswati, le directeur de l’école, et de nombreux autres personnages sont inspirés de la vie réelle. Le personnage du père de Pooja est inspiré du père d’Asha, que nous avons perdu pendant la période de développement du film. II a été intégré au scénario sur le tard.

Vous observez avec attention la condition des femmes au Népal…

Lorsque j’avais environ 13 ans, j’ai assisté au mariage d’un de mes cousins. Nous étions allés chercher la mariée. Dans la tradition madhesi, la famille de la mariée paie à celle du marié une dot importante qui reflète son statut social. Mon cousin a reçu une dot substantielle, mais pendant le repas il a tout de même commencé à négocier pour obtenir davantage. C’est devenu insupportable pour moi, alors je suis parti. Ce soir-là, j’ai marché seul plusieurs kilomètres pour rentrer chez moi. Je me souviens encore de la colère de mon père contre moi.

Image du film «Pooja, Sir»

Plus tard, je me suis rapproché de ma belle-sœur et nous avons échangé des lettres. Elle avait été forcée à se marier avant d’avoir terminé l’école. Traditionnellement, dans notre communauté, les femmes perdent leur nom et leur identité après le mariage; elles sont désignées par le nom de l’endroit d’où elles viennent. Ayant grandi en dehors de ma communauté en raison des déplacements de mes parents pour des raisons économiques, j’ai découvert divers modes de vie et des libertés. Ceci m’a amené à m’interroger sur la manière dont notre société traite les femmes, et ces questions ont commencé à influencer mon travail.

En 2008, j’ai co-écrit avec Asha mon premier court-métrage de fiction et nous avons prénommé un personnage Pooja. Depuis lors, il y a une Pooja dans chacun de nos films. C’est parce qu’en tant qu’hindous, nous croyons respecter et vénérer («pooja») nos filles. S’il est vrai que nous adorons les divinités féminines, notre respect pour les filles et les femmes se limite souvent à les faire rester silencieuses et dociles, comme des déesses sur un mur. J’utilise le prénom de Pooja pour rappeler cette contradiction. Le Népal est l’un des rares pays au monde où une mère ne peut pas transmettre la citoyenneté à ses enfants; un homme doit la certifier.

Comment avez-vous travaillé avec votre directeur de la photographie, Sheldon Chau?

La plupart de nos discussions ont porté sur les personnages, les lieux et les conditions de tournage. Au Népal, les coupures de courant sont fréquentes et peuvent durer des heures, nous avons donc discuté du degré d’obscurité que nous pouvions accepter. Cela a influencé notre décision de tourner avec des caméras Sony FX6 et FX3, qui excellent en cas de faible luminosité.

Nous avons voulu mettre en valeur l’éclat des Madhesi et de leurs tenues, et utilisé la lumière chaude des réverbères pour exprimer la chaleur de l’été et l’incertitude de l’enquête. Mon objectif n’était pas d’obtenir une image trop stylisée, mais fidèle au lieu et à la situation. La plupart des ménages madhesi utilisent une seule ampoule nue pour éclairer leur chambre, nous voulions exprimer cette réalité. Nous avons évité d’adopter un look moderne, branché et lisse. Nous avons aussi tenu compte de mon style de tournage, qui consiste à filmer des scènes entières en une seule longue prise, ce qui a influencé l’éclairage et la conception de la production.

Image du film «Pooja, Sir»

Nous avons joué avec les ombres, en éclairant certains personnages avec certaines couleurs, et en en laissant d’autres dans l’obscurité pour représenter subtilement les relations de pouvoir. Nous avons aussi opté pour un format large ouvrant une fenêtre spécifique mais subjective sur l’état d’esprit de Pooja, qui navigue dans un nouveau monde et ses obstacles. Choisir des objectifs anamorphiques n’était pas seulement économique, cela nous a aussi permis d’obtenir un rendu unique et de grande valeur. Car l’écran large capture la vision périphérique naturelle de l’œil humain, mais au lieu de nous concentrer sur les objets, nous nous sommes concentrés sur les personnages en les entourant de mystère, de tension et d’incertitude.

Comment s’est déroulé le tournage?

La réalisation de Pooja, Sir a été un véritable Grand 8. Notre tournage a été annulé à deux reprises, d’abord à cause de la pandémie en 2020. Puis en 2022, alors que les équipes et les acteurs du monde entier étaient sur le point d’arriver, nous avons été frappés par une nouvelle dévastatrice. En l’espace d’un mois, on a diagnostiqué chez Asha trois cancers différents, dont l’un était rare. Nous avons dû déménager à New York pour son traitement. Comme il se terminait en avril 2023, nous avons décidé d’aller tourner le film au Népal. Mais nous n’avions pas d’argent. Les investisseurs avaient disparu et les subventions avaient été retirées.

Beaucoup de choses auraient pu mal se passer. Nous avons tourné pendant l’été, qui est extrêmement chaud, au plus fort de la mousson, dans une ville sujette aux inondations. Mais il n’a plu que lorsque nous en avions besoin. Je m’inquiétais de savoir comment Asha allait s’en sortir, mais sa santé s’est maintenue. Les habitants auraient pu être contrariés lorsque nous avons recréé des événements traumatisants. Mais pendant les scènes de protestation, j’en ai vu distribuer de l’eau à notre équipe et à nos interprètes, en nous remerciant de faire ce film. J’ai alors réalisé que nous étions en train de créer quelque chose de spécial, pas seulement pour nous, mais pour des centaines, voire des milliers d’autres personnes. C’était vraiment le fruit de l’amour et de la compassion.

portrait Deepak Rauniyar

Deepak Rauniyar:

Né en 1978 dans le district de Saptari dans l’Est du Népal, Deepak Rauniyar a commencé par travailler comme enseignant, puis a été engagé comme journaliste dans la presse écrite avant de produire des histoires radiophoniques. Il a réalisé avec un petit budget son premier long-métrage de fiction, Hi…

Plus d'articles

Image de Kaouther Ben Hania
Entretien

«Une histoire de femme, de mère et de filles»

«Les Filles d'Olfa», on en parle avec la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania.

Plus
Image de la réalisatrice July Jung
Entretien

Réalisatrice lumineuse

Après «A Girl at My Door», film à la mise en scène lumineuse mêlant une jeune commissaire et une collégienne martyrisée, la réalisatrice sud-coréenne July Jung a réussi un deuxième long-métrage de la même eau rare, intitulé «About Kim Sohee». Le temps d’un entretien, elle a accepté de répondre à nos questions sur son cinéma, la détresse des jeunes dans la société coréenne et la ...

Plus
Image «Subtraction»
Entretien

«Les révolutions de l'ère post-internet se feront au ralenti»

«Subtraction» sort dans les salles de cinéma: on en parle avec Mani Haghighi et on parle aussi de l'Iran d'aujourd'hui.

Plus