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Une journée mexicaine

Sol, sept ans, passe la journĂ©e chez son grand-pĂšre, aidant ses tantes Nuri et Alejandra Ă  prĂ©parer une fĂȘte surprise qu’elles organisent pour le pĂšre de Sol, Tona. Alors que la lumiĂšre du jour dĂ©cline, une atmosphĂšre Ă©trange et chaotique s’installe, brisant les liens qui unissent les membres d’une mĂȘme famille. Sol comprendra que son monde est sur le point de changer radicalement dans cette superbe mosaĂŻque cinĂ©matographique du Mexique primĂ©e Ă  la Berlinale.

C’est l’anniversaire d’un homme malade en phase terminale. Sa famille lui prĂ©pare une fĂȘte. Toute la journĂ©e. Tout le monde est Ă  la maison. Le soir, les amis viennent fĂȘter une derniĂšre fois le demi-mort. Fin et gĂ©nĂ©rique. Autrement dit : une seule journĂ©e dans une maison, tous les ĂȘtres et toutes les choses proches les uns des autres, les humains, les animaux, les plantes, la vie, la mort. L’univers entre quatre murs et en 90 minutes. VoilĂ  TĂłtem. Une superbe mosaĂŻque cinĂ©matographique du Mexique. Le deuxiĂšme long-mĂ©trage de Lila AvilĂ©s (40 ans) est encore plus impressionnant que le premier, La camarista, qui avait Ă©tĂ© primĂ©. Sol, une fillette de sept ans, nous guide Ă  travers le microcosme d’AvilĂ©s. Pendant les quatre premiĂšres minutes du film, en jouant Ă  « Fais un voeu ! » avec sa mĂšre, Sol dit : « Je voudrais que papa ne meure pas ». Et l’on pense aussitĂŽt, assis dans son fauteuil de cinĂ©ma : aĂŻe, ça va ĂȘtre du lourd. La mort et le Mexique. La plupart d’entre nous se reprĂ©sentent soit des actes de violence horribles, soit cette dĂ©concertante particularitĂ© avec laquelle le pays cĂ©lĂšbre la mort et ses morts.

Splendeur cinématographique

Ne vous en faites pas ! TĂłtem n’a rien Ă  voir avec ce Mexique que nous avons dans la tĂȘte, et c’est aussi ce qui en fait une splendeur cinĂ©matographique. Il y a plusieurs Mexique. Le pays lui-mĂȘme est une mosaĂŻque de peuples, de cultures, de langues et de vĂ©gĂ©tations les plus diverses. Un pays de contrastes extrĂȘmes, plus variĂ© et plus beau, mais aussi plus effroyable que nous ne pouvons l’imaginer.

Lila AvilĂ©s nous emmĂšne dans le Mexique d’une minoritĂ©, les « GĂŒeritos ». Peau claire, bonne Ă©ducation, classe moyenne supĂ©rieure – qui est d’ailleurs beaucoup plus petite dans ce pays qu’elle ne le pense elle-mĂȘme. Dans cette classe, on se montre ouvert et moderne, on vit apparemment bien, dans un bel appartement ou l’une de ces maisons des temps meilleurs – un hĂ©ritage, souvent –, quelque part dans un quartier plaisant. Mais l’argent manque tout le temps. L’apparence et le style de vie sont en gĂ©nĂ©ral sans commune mesure avec l’état du compte en banque.

Tout naĂźt et disparaĂźt

AprĂšs ces quatre premiĂšres minutes en compagnie de Sol et de sa mĂšre, celle-ci (qui doit aller travailler) laisse sa fille dans une maison que nous ne quitterons plus jusqu’à la fin du film. Et ce qui arrive, se joue et s’assemble sous nos yeux dans cette maison pourrait ĂȘtre dĂ©crit comme le grand mĂ©lodrame qu’est notre existence. Tout naĂźt et disparaĂźt. La vie commence inopinĂ©ment et se termine un jour. Une vie peut-ĂȘtre heureuse et Ă©panouie, ou douloureuse et tragique, qui s’arrĂȘte Ă  un Ăąge avancĂ©, ou beaucoup plus tĂŽt. Comme pour Tona, un jeune artiste, mourant, atteint d’un cancer. Tona est le pĂšre de Sol.

Quelque part dans un quartier calme de la mĂ©gapole Mexico-City, la maison est celle des parents de Tona. Amaigri et affaibli, il gĂźt dans une chambre sombre, sur le lit mĂȘme oĂč sa mĂšre est morte. Du cancer, elle aussi. Sol ne veut rien d’autre qu’ĂȘtre avec son papa. Mais elle n’a pas le droit. Ses tantes le lui interdisent. Il doit se reposer, disent-elles, pour pouvoir se lever le soir, pour sa fĂȘte d’anniversaire. La seule personne qui peut et doit ĂȘtre auprĂšs de Tona, c’est Cruz, la gouvernante. Elle s’occupe du grand malade, le soigne, fait des exercices avec lui, le traĂźne jusqu’à la salle de bain, l’aide Ă  s’habiller, elle fait tout. Avec beaucoup d’amour et de tendresse. Les quelques mots, les gestes et l’intimitĂ© entre eux le suggĂšrent : Cruz est dans cette maison depuis longtemps, peutĂȘtre depuis la naissance de Tona, elle l’a vu grandir avec ses frĂšres et soeurs, les a peut-ĂȘtre Ă©levĂ©s, elle est pour eux comme une deuxiĂšme mĂšre, voire davantage.

Ce n’est pas rare au Mexique, surtout dans les milieux oĂč la rĂ©alisatrice situe la famille de son film. Un milieu crĂ©atif et intellectuel. On y est souvent prĂ©occupĂ© par soi-mĂȘme ou par quelque chose de supĂ©rieur au banal quotidien. La mĂšre de Tona Ă©tait elle aussi une artiste ; son pĂšre, Roberto, est un psychanalyste excentrique et grincheux. Tout est trop pour lui. Il ne veut qu’entretenir son bonsaĂŻ ou exercer son mĂ©tier. Son cabinet occupe une piĂšce de la maison. Il y reçoit une cliente dĂ©sespĂ©rĂ©e et en pleurs, mais ce jour-lĂ  en particulier, il lui est difficile de travailler sereinement.

Image du film «Tótem»
Parents et enfants se prĂ©parent Ă  la fĂȘte

Hormis dans la chambre du mourant, la maison est plutĂŽt animĂ©e, voire chaotique. Il faut prĂ©parer la fĂȘte d’anniversaire de Tona. Dans la cuisine, la tante Nuri fait des gĂąteaux et boit en cachette. Esther, son adorable fillette, veut tout faire en mĂȘme temps : aider maman, s’accroupir sur le frigo, faire boire du cafĂ© au chat. Du chaos en plus. La tante Alejandra a aussi mille choses Ă  faire : se teindre les cheveux, tĂ©lĂ©phoner, obliger ses deux adolescents Ă  ranger, et faire le tour de la maison avec la nettoyeuse spirituelle qu’elle a convoquĂ©e. Chasser la mauvaise Ă©nergie et l’ñme errante de la maman dĂ©cĂ©dĂ©e. La chamane qui divague enfume couloirs et chambres avec une torche improvisĂ©e. Roberto la chasse, agacĂ©. La petite Esther, en train de dĂ©couper des billets de banque avec des ciseaux comme son grand-pĂšre taille le bonsaĂŻ, lui demande pourquoi sa tante et cette drĂŽle de femme rĂŽdent dans la maison avec un pain enflammĂ© sur un bĂąton.

Le grand-pĂšre rĂ©pond qu’elles sont folles et demande Ă  la fillette d’arrĂȘter de couper les billets. L’oncle Napo arrive en retard de la ville parce qu’il a dĂ» acheter des choses saines et bio pour son frĂšre malade. Il apporte aussi un poisson rouge dans un sac en plastique, cadeau pour sa niĂšce Sol. Elle le baptise Nugget. Napo rĂ©unit tout le monde dans le salon pour une sĂ©ance de thĂ©rapie quantique en groupe. On crĂ©e une bonne Ă©nergie pour Tona et la soirĂ©e de fĂȘte. Les enfants doivent mettre leur tĂ©lĂ©phone portable en mode avion. Une turbulente comĂ©die familiale sur la mort ? Non. À aucun moment.

Les silences de la vie

TĂłtem est un film silencieux. RacontĂ© du point de vue de Sol. La fillette curieuse et intelligente (interprĂ©tĂ©e de maniĂšre impressionnante par NaĂ­ma SentĂ­es) erre dans la maison, perdue, apparemment indiffĂ©rente et repliĂ©e sur elle-mĂȘme. Mais Sol a les yeux et les oreilles grands ouverts. Elle observe avec calme et intensitĂ©, Ă©coute attentivement tout ce qui se passe dans la maison, ce que les adultes font et disent, et surtout comment ils parlent. On s’efforce toujours d’ĂȘtre affectueux les uns envers les autres, mĂȘme si l’on est agacĂ© et Ă  fleur de peau. Il faut rester confiant, mĂȘme si la situation est dĂ©sespĂ©rĂ©e et infiniment triste. Ne pas perdre son sang-froid ! Pas aujourd’hui, pas Ă  l’anniversaire de Tona.

Quand les enfants sont dans la cuisine, les adultes usent de mots codĂ©s pour parler de la morphine et la chimiothĂ©rapie. Tona ne veut plus que la premiĂšre, l’argent manquerait de toute façon pour la seconde. Cruz attend aussi son salaire depuis un moment. Il y a longtemps qu’on ne peut plus enjoliver ni cacher les choses. Les enfants, et pas seulement Sol, ont de toute façon compris depuis longtemps ce qui se passe. Lorsque la douce Esther est assise sur les genoux de sa mĂšre et dĂ©core avec elle le gĂąteau d’anniversaire, elle dit comme si de rien n’était : « Maman, je ne veux pas que tu boives ». Seulement aujourd’hui, ma chĂ©rie, c’est l’anniversaire de Tona, on a le droit, rĂ©pond sa mĂšre.

Image du film «Tótem»
Sol, interprétée de maniÚre impressionnante par Naíma Sentíes

La fin du monde

Sol est taciturne. Elle ne pose que quelques questions par-ci, par-lĂ . Dans quel lit de la maison sa grand-mĂšre est-elle morte, dans lequel son pĂšre est-il couchĂ© ? Quand pourra-t-elle aller le voir ? Pour les grandes questions, la fillette consulte l’intelligence artificielle de son tĂ©lĂ©phone portable. Elle demande Ă  ChatGPT pour quand est la fin du monde. Lorsqu’elle ne veut plus rien entendre, Sol se retranche dans un chĂąteau de coussins, fouille dans l’atelier orphelin de sa grand-mĂšre ou se tourne vers les autres ĂȘtres vivants de la maison et du jardin. Le perroquet, les escargots dans leurs petites maisons. Les animaux, les chiens, le chat, les abeilles et toutes sortes d’autres insectes font partie de la famille, tout comme les plantes qui prolifĂšrent partout.

Cosmovision en miniature

TĂłtem est une cosmovision en miniature. On y voit comment Sol, respectivement la rĂ©alisatrice, voit et comprend le monde. Les humains, les plantes, les animaux, la vie et la mort, tout s’entremĂȘle avec fluiditĂ©, tout est liĂ©. Le temps et l’espace sont infinis, un continuum fascinant. Lila AvilĂ©s nous le dĂ©montre par un habile tour de passe-passe dans lequel elle se limite radicalement et systĂ©matiquement sur le plan cinĂ©matographique : petit format 4 : 3, lieu de tournage unique, gros plans (on ne voit jamais la taille de la maison, de ses piĂšces et du jardin, et c’est justement pour cela que des mondes s’ouvrent Ă  chaque scĂšne et Ă  chaque plan), unique journĂ©e dans la vie de cette famille. Un jour n’est qu’un instant dans la vie mais en mĂȘme temps, il peut durer une Ă©ternitĂ©. Comme pour Sol. Elle doit attendre le soir. Puis elle peut enfin voir son pĂšre et tomber dans ses bras. À l’instant le plus intime du film, on entend les invitĂ©s bavarder dans le jardin. Les amis sont dĂ©jĂ  tous lĂ .

On voit peu Tona dans le film, mais sa prĂ©sence absente est perceptible Ă  chaque seconde, mĂȘme dans les moments joyeux et comiques. La mort de Tona, qui approche, jette sur tout et sur tous une ombre oppressante, mais elle met aussi beaucoup de choses en lumiĂšre. Nous percevons tout, avec les yeux de Sol, mĂȘme ce qui reste cachĂ©. Au moment du gĂ©nĂ©rique de fin, on se demande, stupĂ©fait et presque soulagĂ© : comment se fait-il qu’en 90 minutes, on ait pu voir la vie en entier sur une journĂ©e, alors que tout a tournĂ© autour de la mort ? Peut-ĂȘtre que seul un film rĂ©alisĂ© au Mexique peut rĂ©ussir ce tour de force. Dans ce pays oĂč, le « DĂ­a de Muertos », on cĂ©lĂšbre les morts pendant une journĂ©e, comme s’ils n’étaient jamais morts.

Bande-annonce
portrait Lila Avilés

Lila Avilés:

Lila AvilĂ©s est une rĂ©alisatrice, scĂ©nariste et productrice mexicaine indĂ©pendante. Elle a fondĂ© sa sociĂ©tĂ© Limerencia Films en 2018 et est reconnue pour son premier long mĂ©trage La Camarista (The Chambermaid, 2018). Ce film a Ă©tĂ© choisi pour reprĂ©senter le Mexique aux Oscars 2020 et


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